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Paul Morand, Pauline Dreyfus. Entretien

Est-ce Paul Morand qui vous intéresse en priorité, ou l’époque qu’il a traversé ?
Les deux. C’est un sujet autour duquel je tourne depuis longtemps, sachant que, d’un point de vue personnel, Paul Morand était l’un des meilleurs amis de mes grands-parents. C’est un nom qui a gardé toute sa place dans la mémoire familiale. Au-delà de l’auteur, que j’ai lu très jeune et que j’ai beaucoup aimé, il y a évidemment une époque, mais aussi la question passionnante de ses erreurs d’aiguillages. Sa trajectoire résume assez bien une certaine partie du XXe siècle. Enfin, j’ai eu accès à tous les inédits de Morand, jusque-là sous embargo à la BnF, et j’ai été la première à avoir le droit de les lire. On va trouver dans ces pages ce qu’on n’avait jamais lu auparavant. C’est, je crois, l’un des intérêts majeurs de cette biographie.

Vous écrivez dans la préface « une biographie n’est pas un tribunal ». Malgré tout, on a parfois le sentiment que vous avez envie de dire son fait à Morand…
J’ai essayé autant que possible de comprendre son parcours, de l’expliquer par des raisons psychologiques, notamment son souci d’ascension sociale et son goût pour les grandeurs d’établissement, qui va le faire rejoindre Laval. Sans oublier le Front populaire, la clé pour comprendre Morand. Deux choses l’ont horrifié en 36 : les congés payés, lui qui aimait le tourisme sur une planète déserte, et la dévaluation du franc de 35 %, qui menace sa fortune. On ne peut pas comprendre Morand si on ne comprend pas son goût pour l’argent et sa hantise du déclassement. Les Juifs étaient pour lui les boucs émissaires de ce déclassement.

Sur ce terrain de l’antisémitisme, vous établissez un parallèle entre Céline et Morand…
La grande différence entre Céline et Morand, c’est que Céline a écrit des chefs-d’œuvre, alors que Morand est passé à côté de son chef-d’œuvre par paresse. Je pense que dans le panthéon des grands écrivains, Céline survivra à Morand. Ensuite, Céline a assumé quand Morand n’a pas assumé. Morand a écrit un Journal assez effarant, dans lequel il tient des propos d’une grande violence contre les Juifs, mais il a été très lâche et ne l’a jamais publié, même s’il l’a conservé. Morand a accumulé les bombes à retardement alors que Céline, plus courageux, a tout publié de son vivant.

L’œuvre littéraire de Paul Morand est aussi foisonnante qu’inégale… Quels titres conseilleriez-vous à un lecteur débutant ?
Pour les romans, sans hésiter, Hécate et ses chiens, Milady, Lewis et Irène et L’Homme pressé, qui sont excellents. Pour un recueil autobiographique, Venises, une merveille qui a d’ailleurs eu un grand succès à sa publication en 1971. Et, au risque de choquer certains, le Journal inutile, un très grand livre malgré les remarques urticantes sur les Juifs, les «pédés», les femmes… Ce Journal reste un traité du bien vieillir assez exceptionnel. C’est l’histoire d’un homme qui, même s’il a trompé sa femme toute sa vie, va être aux petits soins pour elle alors qu’elle est grabataire, aveugle. Il va se comporter en époux admirable, il a fait le chemin de la passion à l’envers, il a été un mauvais mari et un très bon presque veuf.

Est-ce « l’éternel enfant » en lui qui est la clé de son comportement, ou a-t-il subi des influences néfastes ?
C’est un fils unique choyé par ses parents, qui n’a jamais été confronté aux difficultés matérielles ou morales. Il a toujours eu un grand souci de son statut social. L’idée de se mettre au ban de la société, comme les premiers Français qui ont suivi De Gaulle à Londres, lui était parfaitement étrangère. On invoque parfois l’influence de sa femme, Hélène Soutzo, mais je n’y crois guère, je trouve qu’elle a souvent bon dos. En 1940, il avait déjà cinquante ans, à cet âge on est capable de penser tout seul !

Ce choix de juin 40 semble en effet incompréhensible…
Ce jour-là, il est passé à côté de son destin – un cas de figure passionnant pour un biographe. Il a une chance incroyable : le 18 juin 1940, il est à Londres depuis un an, il connaît tout le monde, il aurait pu être un personnage central du dispositif de la Résistance gaulliste. Mais il n’a absolument pas compris et, de son propre chef, avec une mauvaise foi parfaite, il s’invente un prétexte pour retourner à Paris. Son choix de la sécurité matérielle, financière et sociale l’a perdu. Politiquement, parce qu’il l’a payé très cher, et littérairement, parce qu’il a été condamné à écrire de mauvais livres. Il s’est mis au service du régime, ce n’est jamais bon pour un écrivain.

Pauline Dreyfus est notamment l’autrice de Immortel, enfin (2012) et du Déjeuner des barricades (2017).

Entretien réalisé avec Pauline Dreyfus à l'occasion de la parution de Paul Morand dans la collection NRF Biographies.

© Gallimard.