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Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano

«Presque rien. Comme une piqûre d’insecte qui vous semble d’abord très légère. Du moins c’est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer. Le téléphone avait sonné vers quatre heures de l’après-midi chez Jean Daragane, dans la chambre qu’il appelait “le bureau”. Il s’était  assoupi sur le canapé du fond, à l’abri du soleil. Et ces sonneries qu’il n’avait plus l’habitude d’entendre depuis longtemps ne s’interrompaient pas.
Pourquoi cette insistance ?»

Toute l’histoire se déclenche à partir d’une perte, non d’une retrouvaille. Quel rôle joue la perte par rapport à la mémoire ?
Le roman commence par des sonneries de téléphone. Le personnage principal − Jean Daragane −, après une longue hésitation, finit par répondre. Un inconnu lui dit qu’il a entre ses mains un  carnet d’adresses que Daragane avait perdu. Daragane lui trouve une insistance suspecte et même un ton de maître-chanteur. La voix de cet inconnu va lui remettre en mémoire un épisode de  son enfance qu’il croyait avoir oublié et qui aura été déterminant dans sa vie. D’une manière générale, la perte avive la mémoire à cause du manque ou du sentiment d’absence qu’elle provoque. Bien sûr, la perte d’un être que vous aimiez. Mais quelquefois la perte d’un objet anodin qui vous était familier dans le passé : soldat de plomb, porte-bonheur, lettre que vous aviez reçue, vieux  carnet d’adresses… Cette perte et cette absence vous ouvrent une brèche dans le temps.

Plus le narrateur progresse dans son enquête sur son enfance, moins il comprend… Est-ce une fatalité du souvenir que d’obscurcir au lieu d’éclairer ?
Jean Daragane en effet semble avoir eu une enfance très particulière. Mais on pourrait dire aussi que dans tous les souvenirs d’enfance, il y a une part d’énigme, créée par le regard de l’enfant  lui-même sur ce qui l’entoure. Au cours de l’« enquête » que Daragane a poursuivie sur cet épisode de son enfance, il a observé un autre phénomène : souvent vos souvenirs sur une période précise de votre vie ne correspondent pas avec ceux que des «témoins» ont gardé de vous et de cette même période. Au point de se demander si la recherche du temps perdu n’est pas une entreprise vaine, brouillée par l’oubli et par des souvenirs dont vous finissez par vous demander s’ils ne sont pas imaginaires.

Jean Daragane a du mal à composer un récit cohérent de son propre passé… Serait-ce impossible d’établir son autobiographie ?
Oui, je crois qu’il est difficile d’être son propre biographe. L’entreprise autobiographique entraîne de grandes inexactitudes puisque l’on pèche souvent par omission, volontairement ou non. Et même si l’on cherche à être exact et sincère, on est condamné à une «posture» et un ton «autobiographique» qui risquent de vous entraver. Je crois que pour en faire une œuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie – un rêve où la mémoire et l’imagination se confondent.

Entre autres souvenirs remonte celui d’un roman de jeunesse écrit comme une bouteille à la mer pour retrouver une femme – un roman pour une unique lectrice, en somme…
Bien sûr, il y a là une certaine ironie. Mais il m’est souvent arrivé de semer dans mes livres des noms et des détails − comme des signaux de morse – à destination de certaines personnes dont les  traces s’étaient perdues. Je savais d’avance qu’elles ne donneraient pas signe de vie, mais c’est leur silence qui me donnait envie d’écrire.

Ne serait-ce pas Jean Daragane qui fabrique lui-même du mystère à partir d’événements bien ordinaires ?
Une phrase m’a beaucoup frappé sans que je me souvienne de son auteur : « Elle était mystérieuse comme tout le monde. » Oui, je crois que les regards des enfants et des écrivains ont le pouvoir de donner du mystère aux êtres et aux choses qui, en apparence, n’en avaient pas.

Vouloir éclaircir le mystère ne conduit-il pas à une inévitable déception ?
Il ne faut jamais éclaircir le mystère. De toute façon, un écrivain ne le pourrait pas. Et même s’il cherche à l’éclaircir de manière méticuleuse, il ne fait que le renforcer. Samuel Beckett disait de  Proust, qui ne faisait pratiquement rien d’autre que d’expliquer ses personnages : «Les expliquant, il épaissit leur mystère.»

Entretien réalisé avec Patrick Modiano à l'occasion de la parution de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier.

© Gallimard 2014