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Dora Bruder, de Patrick Modiano. Entretien

Rencontre avec Patrick Modiano, à l'occasion de la parution de Dora Bruder en avril 1997.

Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à Dora Bruder ?

Patrick Modiano — En consultant de vieux journaux, en décembre 1988, je suis tombé, dans le numéro du 31 décembre 1941 de Paris Soir, sur l'avis de recherche de Dora Bruder. Cet avis de recherche m'a profondément troublé. J'imaginais ces parents ayant perdu la trace de leur fille le dernier jour de l'année. Et je voyais bien l'endroit où ils habitaient, je connaissais le quartier : le cinéma Ornano 43, à côté du 41 boulevard Ornano. La station de métro Simplon. J'ai eu un pressentiment. J'ai consulté le Mémorial de la déportation des Juifs de France que Serge Klarsfeld a publié en 1978. J'ai retrouvé le nom Dora Bruder, dans la liste des noms du convoi n° 34, du 18 septembre 1942, parti de Drancy pour Auschwitz. Pas de date ni de lieu de naissance, en face de ce nom, comme pour les autres noms qui figuraient dans cette liste. Le nom suivant était Bruder, Ernest, 21.05.99. Vienne. Apatride. J'ai retrouvé le nom Bruder, Cécile, dans la liste du convoi du 11 février 1943. Ce qui m'a bouleversé, ce sont ces deux disparitions successives de Dora Bruder : celle annoncée dans l'avis de recherche, et la dernière, neuf mois plus tard. Et ces parents et cette fille qui tombent chacun à leur tour dans le néant.

Comment s'est déroulée votre enquête ?

Patrick Modiano — Pendant près de six ans, je pensais que je ne parviendrais jamais à sortir Dora Bruder du néant. En 1994, Serge Klarsfeld m'a communiqué les fiches du camp de Drancy et de la préfecture de Police la concernant, elle et ses parents. J'ai su qu'elle avait été pensionnaire dans une école religieuse rue de Picpus, qui n'existe plus aujourd'hui. J'ai écrit aux sœurs de cette institution, qui sont maintenant dans une abbaye en Normandie. J'ai demandé à ceux qui travaillent aux archives de la préfecture de Police s'ils pouvaient me donner des renseignements. Ce qu'ils ont fait.

À quel moment avez-vous choisi de renoncer à la forme romanesque ?

Patrick Modiano — J'étais à ce point hanté par Dora Bruder que j'ai écrit en 1989 un roman après avoir lu l'avis de recherche. Je ne savais encore rien de ce que j'ai retrouvé aujourd'hui. J'ai écrit ce roman : Voyage de noces, pour essayer de combler le vide que j'éprouvais quand je pensais à Dora Bruder dont je ne savais rien. Mais le roman achevé, j'en étais au même point. Et tout cela ne pouvait finir que par un livre qui ne serait pas un roman.

Pendant que vous conduisiez cette enquête, vous écriviez des romans. A-t-elle influencé vos romans ?

Patrick Modiano — À vrai dire, je n'ai jamais eu l'impression d'écrire des romans, mais de rêver des morceaux de réalité que j'essayais ensuite de rassembler tant bien que mal dans un livre. Avec Dora Bruder, j'ai d'abord biaisé en écrivant un roman, mais j'ai enfin abordé le problème de front. Et je me demande aujourd'hui si j'en sais plus sur elle.

© Éditions Gallimard