Page précédente
  • Imprimer

Un bref instant de splendeur d'Ocean Vuong. Entretien

« Je recommence. Chère Maman, J’écris pour me rapprocher de toi – même si chaque mot sur la page m’éloigne davantage de là où tu es. J’écris pour revenir au jour où, sur cette aire de repos de Virginie, tu as fixé, horrifiée, le chevreuil empaillé suspendu au-dessus du distributeur de sodas à côté des toilettes, tandis que l’ombre de ses bois s’étendait sur ton visage. Dans la voiture, tu n’arrêtais pas de secouer la tête. « Je ne comprends pas pourquoi ils font ça. Ils ne voient pas que c’est un cadavre ? Un cadavre, ça doit s’en aller, pas rester coincé comme ça pour toujours. » Je repense aujourd’hui à ce chevreuil, à la façon dont tu as plongé ton regard dans ses yeux de verre noir et vu ton reflet, tout ton corps, déformé dans ce miroir sans vie. Et que ce n’était pas la mise en scène grotesque d’un animal décapité qui te bouleversait, mais cette mort sans fin incarnée par la taxidermie, une mort perpétuellement en train de mourir tandis que nous passons devant pour nous soulager. J’écris parce qu’ils m’ont dit de ne jamais commencer une phrase par parce que. Mais je n’essayais pas de faire une phrase – j’essayais de me libérer. Parce que la liberté, paraît-il, n’est rien d’autre que la distance entre le chasseur et sa proie. »

Un bref instant de splendeur se présente sous la forme d’une lettre qu’un fils adresse à sa mère qui ne la lira jamais. Fille d’un soldat américain et d’une paysanne vietnamienne, elle est analphabète, parle à peine anglais et travaille dans un salon de manucure aux États-Unis. Elle est le pur produit d’une guerre oubliée. Son fils, dont la peau est trop claire pour un Vietnamien mais pas assez pour un Américain, entreprend de retracer leur histoire familiale : la schizophrénie de sa grand-mère traumatisée par les bombes ennemies au Vietnam, les poings durs de sa mère contre son corps d’enfant, son premier amour marqué d’un sceau funeste, sa découverte du désir, de son homosexualité et du pouvoir rédempteur de l’écriture. Ce premier roman, écrit dans une langue d’une beauté grandiose, explore avec une urgence et une grâce stupéfiantes les questions de race, de classe et de masculinité. Ocean Vuong signe une plongée dans les eaux troubles de la violence, du déracinement et de l’addiction, que la tendresse et la compassion viennent toujours adroitement contrebalancer. Un livre d’une justesse bouleversante sur la capacité des mots à panser les plaies ouvertes depuis des générations.

Un mot de l’auteur à ses lecteurs français.

« Je crois qu’au fond, ce roman parle du langage. Le langage est peut-être même l’un des personnages principaux. Je pense que ce roman est une vaste tentative de tester les limites du langage. Peu importe donc que cela n’ait pas de sens d’écrire une lettre à une mère qui ne la lira jamais, que ce soit un dialogue de sourds. Ce projet peut paraître morbide, et même un peu idiot. Idiot parce qu’il est futile. Mais en réalité, je crois que c’est ce qui m’enthousiasme tellement dans ce roman, qui m’a tellement enthousiasmé dans l’idée de le lire et de l’écrire. Il s’attaque à la plus grande question de notre espèce : quel est le prix à payer si on passe toute sa vie à vivre côte à côte avec les gens qu’on aime sans pouvoir leur parler, sans pouvoir leur dire exactement ce qu’on ressent ? Ce serait la plus grande perte qui soit. Et donc la question est la suivante : dans ce vide, comment peut-on se racheter ? J’espère que ce roman constitue une bonne tentative de réponse. Mais bien sûr aucun roman ne répond vraiment, de façon satisfaisante, à la question qu’il pose. Je suis néanmoins heureux d’avoir déjà l’architecture d’une réponse, et tout particulièrement que cette architecture existe en langue française. Merci. »

Propos traduits de l’anglais par Marguerite Capelle

Ocean Vuong est né en 1988 à Saigon, au Vietnam, et vit depuis ses deux ans aux États-Unis. Il a reçu plusieurs récompenses prestigieuses pour ses textes poétiques, et notamment le prix T.S.-Eliot en 2017. Un bref instant de splendeur, son premier roman, a été nommé Meilleur livre de l’année par les revues américaines les plus emblématiques et a reçu un accueil critique exceptionnel aux États-Unis et en Europe.