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Muriel Barbery. La vie des elfes. Entretien

«Maria connaissait ce grand canto des voix de passage et de nuages. Il venait à elle la nuit, dans ses rêves, mais aussi le jour lorsqu’elle arpentait les chemins. Alors elle s’arrêtait, saisie d’un effroi si merveilleux qu’elle désirait presque en mourir dans l’instant – puis le chant et la vision passaient et elle partait en quête d’un lièvre qui pût lui donner un peu de réconfort car il y avait toujours une seconde, après que les voix avaient cessé, où elle pensait qu’elle n’avait plus de goût pour rien que ce chant et ces brumes. Enfin, le monde s’éclaircissait de nouveau et sa peine s’apaisait des violettes et des feuilles.»

La vie des elfes s’ouvre par deux contes, les histoires de Maria et Clara. Peut-on lire l’ensemble du roman comme un conte, ou comme une parabole ?
Au-delà de ces deux contes inauguraux, je ne pense pas que le roman lui-même en soit un, bien qu’il emprunte certains éléments au genre, ainsi qu’à l’univers du merveilleux mais aussi à une certaine littérature de la terre. Je ne crois pas non plus que ce soit une parabole. Au fond, je ne sais pas ce qu’est ce texte, ce sera au lecteur d’en décider.

De même, les elfes ne ressemblent guère aux elfes des contes…
Pendant longtemps, je n’ai pas su s’ils seraient réels ou seulement rêvés et d’ailleurs, cela reste finalement indécidable. Mais ils ont pris la forme que le roman leur donnait naturellement, celle d’êtres en osmose avec la nature et avec la part animale du vivant, d’où leurs formes étranges.

Le roman est traversé par le thème de l’harmonie, en particulier l’harmonie avec la nature…
Un des déclencheurs du roman, c’est une phrase du Livre du thé de Kakuzô Okakura où, en 1906, il parle avec nostalgie de la Chine ancienne qui a offert à l’art japonais ses plus beaux artefacts. Mais il regrette que le monde chinois soit devenu «moderne, autant dire vieux et désenchanté». Je trouve fascinante, d’une concision et d’une limpidité extrêmes, cette caractérisation du monde moderne, coupé de ses enchantements et par là même de ses illusions poétiques. Et c’est ce même enchantement, qu’il soit poétique ou naturel, qui se trouve être à la fois le point de départ et le guide du roman.

Une autre phrase, ou plutôt une devise, «Je maintiendrai», semble tout aussi importante…
J’ai toujours été intriguée par cette devise, à l’origine celle des Princes d’Orange, en raison de sa forme énigmatique, presque grammaticalement incorrecte puisqu’on s’attendrait à un complément d’objet. Dans le roman, le monde elfique, en particulier, est celui où l’on tente de maintenir ensemble les pouvoirs de la nature et de l’art. Mais dans ce premier volume, la devise reste volontairement énigmatique.

Le monde elfique serait donc le monde des arts par opposition au monde technique, incarné par l’inquiétant Gouverneur ?
En réalité, il y a la même ligne de faille, le même désenchantement et la même menace qui pèsent sur le monde humain et sur le monde elfique.

Les fleurs et les jardins occupent également une place de choix…
Oui, l’aubépine, la violette et surtout les petits iris que l’on trouve au Japon, ces iris japonica qui sont, depuis que je les connais, ma fleur préférée. Un autre déclencheur de l’écriture de La vie des elfes est une conversation avec un ami au sujet des jardins japonais et de la conception française de la beauté naturelle. Je lui disais que les jardins japonais sont elfiques tandis que l’esthétique française de la nature est humaine, et un pan du roman est né ce jour-là. Mais j’ai aussi, et je pense que c’est profondément compatible, un goût pour les traités et encyclopédies de plantes médicinales, pour les temps où les hommes cherchaient dans la nature le principe et la temporalité des guérisons et faisaient parler aux plantes et aux fleurs un langage symbolique qui est aussi puissamment poétique.

Pour ce roman, vous inaugurez une langue très particulière, riche et simple à la fois…
Cette langue est venue naturellement en écrivant le conte originel et c’est elle qui a porté le récit. Elle s’est faite immédiatement intemporelle, quoique volontiers archaïsante, de sorte qu’on ne puisse pas en situer l’époque et le style littéraires, et la même chose vaut pour l’histoire que raconte le roman.

Cette écriture impose également un rythme de lecture bien particulier…
Je crois que si on n’adhère pas à cette écriture, on ne peut pas rentrer dans le récit. Écrire pour la première fois à la troisième personne a libéré un empan de langue et un vivier de possibilités narratives inédits. Ça a été une sacrée bataille, j’ai beaucoup retravaillé le texte et l’expérience a été souvent difficile, compliquée et frustrante, mais elle a été passionnante et je l’ai vécue in fine avec jubilation.

Entretien réalisé avec Muriel Barbery à l’occasion de la parution de La vie des elfes.

© Gallimard