Michel Winock. François Mitterrand. Entretien
«De la jeunesse “barrésienne” à la présidence de la République, en passant par Vichy, la Résistance, les coulisses de la IVe République, la longue et turbulente traversée du désert avant d’incarner la gauche qu’il avait ralliée sur le tard, cet homme a beaucoup vécu en voulant donner l’impression d’être resté toujours le même. Ces vies successives qui n’en font qu’une suffisent à solliciter le biographe.»
Cette biographie est sobrement intitulée François Mitterrand, sans autre qualificatif ou sous-titre…
Les titres et sous-titres de la majorité des ouvrages qui lui sont consacrés tournent autour de l’idée d’ambivalence, de «prince de l’ambiguïté»… Je n’allais pas le rajouter, cela se voit à travers mon récit. Et puis un sous-titre est parfois réducteur. En disant simplement «François Mitterrand», je voulais exprimer qu’un individu n’est pas réductible à une partie de lui-même ou de son œuvre, qu’il est un tout. La sobriété du titre appelle une totalité.
N’était-il que double ?
«Double» est en effet insuffisant. On appelait Talleyrand «l’homme aux six têtes», et sur ce point Mitterrand pouvait rivaliser avec lui ! Ce qui est tout à fait passionnant, surprenant et original dans son cas est d’avoir été plusieurs personnes non pas de façon successive, ce qu’on est toujours plus ou moins dans une longue vie, mais de manière simultanée. Il ne désavoue rien, il ne se repend jamais, il cumule les figures, les personnages, les rôles et reste jusqu’au bout tout ce qu’il a été.
Peut-on parler d’un homme politique admirable pour conquérir le pouvoir, plus contestable une fois en place ?
Il y a là le phénomène classique qui fait que le rôle de l’opposant est toujours plus facile. Mais Mitterrand a été un très grand stratège. Déjà, sous la IVe République, en étant membre d’un parti charnière, l’UDSR, qui lui permet de devenir ce que j’appelle un «éternel ministre». Sans parvenir cependant à devenir président du Conseil. C’est sous la Ve République, dont il est un adversaire irréductible, mais dont il va exploiter les institutions, qu’il démontre son incomparable talent dans la conquête du pouvoir.
Vous remarquez aussi qu’il n’est pas un visionnaire…
Il se réfère beaucoup à l’Histoire, mais semble ne pas sentir ses évolutions. Il sait admirablement s’adapter — au tout début de sa carrière il se réclamait d’une droite conservatrice… — mais il ne s’est pas fixé d’objectif à long terme. Un exemple frappant : alors qu’il connaissait l’Afrique, qu’il avait été ministre de la France d’outre-mer, il ne comprend pas le mouvement planétaire de décolonisation engagé dès 1947 avec l’indépendance de l’Inde et persiste à penser que l’Algérie, c’est la France. Autre exemple : il n’a jamais été un penseur du socialisme, il n’a pas su engager le parti dans la voie de la social-démocratie après l’échec économique et monétaire de 1983. Au contraire, il s’est enferré dans la tradition d’un socialisme marxisant, alors qu’il n’était absolument pas marxiste. Le seul domaine où il s’est montré clairvoyant, c’est l’Europe même si, par la suite, il n’a pas véritablement saisi ce qui se passait avec l’effondrement du communisme soviétique et la réunification de l’Allemagne. On le sent mal à l’aise, attentiste…
Peut-on dire qu’il a fait un septennat de trop ?
Tout se passe comme si, après 1988, il était devenu le grand gérant de la France, beaucoup plus que son guide. Les décisions qu’il prend ne correspondent pas à l’origine du mouvement qui l’a porté au pouvoir. On le voit résolu sur l’intervention en Irak, il impose un référendum sur le traité de Maastricht, mais la suite du septennat est marquée par une forme de résignation, notamment devant la montée du chômage. Puis arrive le déclin physique, la terrible défaite électorale de 1993, la cohabitation avec Édouard Balladur… Rien de très glorieux, si ce n’est le courage dont il fait preuve devant la mort.
Quelle place tient cette biographie dans votre œuvre d’historien ?
Elle vient s’emboîter dans mes études sur l’histoire politique de la France, la gauche et le socialisme. J’ai tenté de faire un portrait biographique, en allant au principal sans se perdre dans l’accessoire, tout en restant fidèle à la chronologie. C’est aussi un livre qui répond à un paradoxe personnel : au départ, je n’ai pas vraiment de sympathie pour cet homme, néanmoins en 1965, 1974, 1981 et 1988, je vote toujours pour lui ! Pourquoi ? Nous avons été des millions à agir ainsi : nous n’avons pas démesurément aimé Mitterrand, pourtant il est devenu le leader irremplaçable de la gauche. Entre distance et empathie, j’ai voulu comprendre cet homme, sa puissance de séduction, ses faiblesses, ce qu’il pouvait avoir d’attachant, d’intelligent et de lucide.
Entretien réalisé avec Michel Winock à l'occasion de la parution de François Mitterrand.
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