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Canoës de Maylis de Kerangal. Entretien

« Ce n’est que lorsqu’elle a répondu à un appel sur son portable et s’est éloignée en me tournant le dos, que j’ai réalisé que Zoé ne parlait plus pareil. Sa voix, autrement dit la vibration singulière qu’elle émettait dans l’atmosphère et que j’aurais reconnue comme la sienne parmi des milliers d’autres, sa voix n’était plus dans son corps mais comme doublée par une autre, à peine différente, mais modifiée. »

Au-delà de la musicalité du mot, que symbolise ce « canoë » qui traverse les récits sous les formes les plus diverses ?

J’associe le canoë à l’idée de légèreté, de fluidité et de vitesse, à l’idée de grâce. Construits en écorce de bouleau, ceux de la région des Grands Lacs permettaient aux Indiens de circuler sur leur territoire suivant les ramifications d’un réseau hydrographique complexe, et d’acheminer les messages en captant le flux des courants. Les canoës sont ainsi pour moi semblables à des voix : des entités matérielles porteuses de paroles. J’ai envisagé chaque texte de ce livre comme un canoë, un contenant, un moyen de passage, un mouvement, mais aussi un sillage gravé à la surface de l’eau.

Tous ces récits s’intéressent au thème de la voix humaine, tout particulièrement la voix travaillée, enregistrée. Quelle importance accordez-vous à la voix ?

La voix est physique : aussitôt le corps est là. Chacune a un timbre qui lui est propre, une tonalité, un rythme, chacune fait entendre la singularité irréductible de chaque être – c’est vraiment l’organe de l’incarnation. Ce qui me touche, c’est l’écart entre l’extrême fragilité de la voix humaine, sa vulnérabilité et sa capacité stupéfiante à faire revenir, à rendre présent, via différents supports techniques donc, mais aussi via la mémoire, celui ou celle qui parle.

Dans l’écriture, cette question de la voix est constamment centrale – capter une fréquence, faire entendre un souffle, tenir une note, tout au long d’un livre. Avez-vous construit ce recueil comme une galerie de destins féminins ? S’agit-il de personnages imaginaires ou rencontrés dans la vie ?

Il n’y a quasiment que des femmes dans ce livre, c’est vrai. Une tribu de femmes, des femmes de tout âge, solitaires, rêveuses, volubiles, hantées ou marginales. J’avais envie qu’elles occupent tout l’espace. Aucune n’est une personne réelle, toutes sont imaginées, mais je suis présente, je suis projetée dans chacune d’entre elles, dont certaines – la gamine du Havre, la jeune femme au Colorado, ou celle, plus âgée, qui dîne seule au sommet d’un gratte-ciel à Toronto – ressaisissent des scènes, des souvenirs, des séquences de ma vie.

Des échos tissent un réseau de liens entre les récits. Une manière de donner plus de cohérence au volume, ou autant de balises de votre imaginaire ?

Oui. J’ai conçu Canoës comme une sorte de roman en pièces détachées : une novella centrale, Mustang, et autour, comme des satellites, sept textes. Tous sont connectés, tous se parlent entre eux. Ainsi, à mes yeux, il ne s’agit pas d’une collection de nouvelles hétérogènes, juxtaposées, mais plutôt d’un seul texte cherchant à sonder la nature de la voix humaine, sa matérialité, ses pouvoirs, et composant une sorte de monde vocal, empli d’échos, de vibrations, de traces rémanentes. Des motifs circulent ainsi d’un texte à l’autre, créant un phénomène de réverbération : oiseaux, grands singes, postes de radio, présence de la mort, enfant aux yeux chocolat noir, prairie.

Outre la construction originale du recueil, c’est la première fois dans votre œuvre que vous utilisez le « je ». Pourquoi ce choix ?

Travaillant sur la voix, j’ai eu envie d’aller chercher la mienne, de la faire entendre au plus juste, au plus proche, dans chaque texte. Mustang revient ainsi sur ce séjour aux États-Unis au cours duquel j’ai commencé à écrire, et sur cet accident spectaculaire, comme une cascade de cinéma, où je me suis en quelque sorte déroutée. Outre l’unité que je voulais donner à ce livre, il m’a semblé que l’usage du « je » était important pour ces textes, voire décisif, que c’était le moment.

Maylis de Kerangal est l’auteure de six romans chez Verticales, dont, récemment, Naissance d’un pont (prix Médicis 2010, prix Franz Hessel), Réparer les vivants (adapté au théâtre et au cinéma) et Un monde à portée de main. Ses livres sont traduits dans de très nombreuses langues.

Entretien réalisé avec Maylis de Kerangal à l'occasion de la parution de Canoës.

© Gallimard