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La vengeance m'appartient de Marie NDiaye. Entretien

« L’homme qui, le 5 janvier 2019, entra timidement, presque craintivement dans son cabinet, Me Susane sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en un lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front. Sa tête bascula légèrement en arrière, de sorte qu’elle ne put répondre tout de suite au bonjour, un murmure embarrassé, de son visiteur et qu’une gêne dura entre eux même après que Me Susane se fut ressaisie, l’eut salué aimablement, souriante, cordiale, rassurante comme elle se faisait un point d’honneur de l’être d’emblée envers quiconque venait la voir au cabinet. »

Un titre fort, direct, mais de quelle vengeance s’agit-il ? Ou plutôt, qui se venge de qui ?

J’ai emprunté ce titre au Deutéronome, une fois l’écriture du livre achevée – c’est toujours ainsi que je procède, la recherche d’un titre vient comme une récompense. Je me garderai de répondre exactement, je préférerais que le lecteur s’interroge à ce propos : est-ce Marlyne, la mère infanticide, qui monstrueusement pense avoir eu le droit de se venger d’un époux difficile, d’une vie décevante ? Est-ce Me Susane qui se venge de Principaux, le mari de Marlyne – Me Susane qui peut-être, par ailleurs, se venge de son père pour diverses raisons ?

Me Susane, l’avocate, a construit sa vie sur le souvenir d’un événement éblouissant, mais cet événement pourrait bien être sinon imaginaire, du moins très différent…

En effet, Me Susane s’obstine à convoquer ses souvenirs mais ceux-ci la fuient, la trompent ou restent muets. Tout ce dont elle pense pouvoir être certaine, c’est que l’événement en question a été heureux et formateur et non pas terrible et violent comme veut le croire son père. Elle a l’impression que ce père, pourtant aimant ou peut-être en raison même de cela, s’acharne à vouloir transformer la mémoire qu’elle garde de certains faits. Il voudrait que ceux-ci n’aient qu’une signification : sa fille, enfant, a été victime de quelque chose. Or Me Susane ne pense pas, ne veut pas avoir été la victime de qui que ce soit. Son père croit la défendre, il ne parvient qu’à la faire se sentir humiliée et désemparée.

Entre Marlyne la meurtrière et son mari Gilles, le drame n’est-il pas né d’une banale incapacité à communiquer, à s’écouter, qui s’est enkystée au point de devenir monstrueuse ?

Ils n’étaient sans doute tout simplement pas faits l’un pour l’autre, et l’ennui, la déception, la frustration se sont transformés, chez Marlyne, en sentiment de haine, d’autant plus puissant qu’elle ne pouvait le reconnaître et, par la suite, en tirer les conséquences. Ils ont fait, consciemment, un mariage raisonnable, pensant peut-être que cette absence de passion les protégerait précisément des éventuelles dérives de la passion : haine et rancœur. Mais ces deux sentiments se sont implantés chez Marlyne néanmoins, ils ont poussé sur le terreau pourtant bien sec d’une union sans amour.

Vous placez dans la bouche de Marlyne, puis de Gilles, deux longs monologues dont chaque proposition commence par une conjonction de coordination : « mais » pour Marlyne, « car » pour Gilles. Au-delà de l’effet hypnotique de cette répétition, comment comprendre cette opposition entre le « mais » et le « car » ?

Marlyne, l’accusée, se défend. J’ai l’impression que le « mais », quand on l’utilise à propos de soi, atténue la culpabilité qu’on peut ressentir. Par ailleurs le « mais » est soumis, prudent, il relativise tandis que le « car » de Gilles affirme, impose. Gilles prétend, ou voudrait faire croire, qu’il ne doute de rien alors que Marlyne tente de comprendre les raisons de son acte sans être sûre d’y réussir. Elle veut également qu’on la laisse tranquille, que plus personne ne s’occupe de son sort. Ses « mais » sont un peu comme des mains qu’elle agiterait devant son visage : cessez de me regarder, oubliez-moi !

Marie NDiaye est l’auteure d’une vingtaine de livres – romans, nouvelles et théâtre. Elle a obtenu le prix Femina 2001, le prix Goncourt 2009, le prix du Théâtre de l’Académie française 2012, le prix Ulysse 2018 (pour l’ensemble de son œuvre). Elle est l’une des rares dramaturges vivantes à être entrée au répertoire de la Comédie française.

Entretien réalisé avec Marie NDiaye à l'occasion de la parution de La vengeance m'appartient.

© Gallimard