Complainte du mangeur solitaire de Julien Syrac. Entretien
Pourquoi écrire sur le mangeur solitaire ? Qui est ce mangeur ?
C’est plutôt écrit par et pour le mangeur solitaire, qui n’est pas un personnage de fiction mais la voix intérieure d’une silhouette universelle, celle d’un homme attablé seul ; enfin je dirais : c’est un état poétique de l’âme. Cela je ne l’ai découvert qu’en écrivant, bien sûr, car au départ l’intention, alors très vague, était de mettre en chant mon expérience d’une vie urbaine plutôt désœuvrée, précaire, errante, pauvre mais très libre, dont toute la mélancolie se cristallisait pour moi au moment de ces repas que je prenais toujours seul, dans des snacks, des gargotes, des petits bistrots d’immigrés, etc. J’étais plein de ces mangeurs solitaires que je croisais et dont je partageais un instant le sort tout en gardant mes distances, comme est la solidarité silencieuse, ambiguë, purement visuelle, qui existe dans les grandes villes entre des individus unis par une désunion : la solitude. J’ai d’abord tenté d’écrire un chant polyphonique, comme une sorte de « manifeste » commun à tous les mangeurs solitaires : j’imaginais des passages choraux entrecoupés de couplets individuels de mangeurs placés dans divers lieux et situations réalistes ; mais ça ne fonctionnait pas, c’était trop « sociologique » et grandiloquent à la fois, trop projeté, trop éparpillé. Peu à peu j’ai senti la nécessité d’un lyrisme plus intime, d’une complainte à une seule voix, mais qui dise à la fois « je », « tu », « il », « nous », dont le sujet soit universel et non biographique. Voilà ce qu’est le mangeur solitaire : un sujet poétique, dans les deux sens du terme.
Un seul poème, ce n’est pas courant dans le panorama actuel… En plus, vous tenez sur toute la longueur du poème une versification régulière…
Oui, j’avais le désir d’un chant, de lyrisme, d’ampleur, d’un souffle généreux qui sublime la tristesse prosaïque où était née l’envie de ce poème. Mais ce n’est pas venu tout de suite, il y a eu beaucoup de tâtonnements, d’essais insatisfaisants, deux ans de tentatives irrégulières « autour du mangeur ». C’est ensuite la lecture de l’Enfer de Dante qui a installé dans ma tête et mon œil ce rythme très fort des tercets ; j’avais trouvé sans le savoir l’exemple de ce que je cherchais : un mélange de cadence et de fluidité, un chant unique mais divisé en blocs, scandé visuellement et phonétiquement. L’hexasyllabe s’est imposé : il rend le rythme nerveux, saccadé, il empêche de bavarder, condense les images, accélère la rime – comme procède le mangeur solitaire : par sautes d’espoir et sentences résignées, visions fugaces et refrains obsédants. Je me suis senti au plus près de mon intention poétique en écrivant ainsi ; c’était la juste forme à lui donner, je suis heureux qu’elle se soit manifestée. Quant au panorama actuel, je le connais mal, je ne l’ai pas vraiment considéré.
La Complainte est empreinte de tristesse et de désenchantement. Pourtant, dans le dernier quart du poème, un rêve s'installe, de joie, d'espoir et d'opulence. Quel en est le moteur ?
Toute la complainte du mangeur est faite de cette alternance de lucidité résignée, compatissante et accusatrice aussi, et d’élans plus naïfs, plus purs, mais violents, tendus vers un rêve, un espoir de Salut. Il y a je crois quelque chose d’assez religieux dans cette tension ; au sens où le mangeur solitaire a la nostalgie d’une eucharistie, d’une Cène qui le sauverait, lui et tous les hommes – il y a un désir très fort d’amour, de générosité, que la solitude brime. Alors nécessairement cela éclate, dans un rêve face au miroir des toilettes, oui ! Ce rêve est tout ce qui s’oppose à la « réalité » du mangeur ; c’est un peu une vengeance, à la fois un fantasme d’homme et de pauvre : dîner avec une femme aimée dans un restaurant luxueux. Mais la scène, réaliste, sous les auspices de l’abondance se transforme en festin surnaturel : la grâce, c’est la puissance retrouvée ; c’est la fécondité, la création. Métaphore de l’acte poétique lui-même, bien sûr, peut-être aussi de l’acte d’amour physique, de l’amour universel. Enfin, il y a l’image d’une métamorphose en montagne, en volcan qui s’élève jusqu’au ciel, une éruption ; les symboles sont parlants, je crois…
Quelle est alors la cause de la chute ? Elle donne presque lieu à une morale… Quel sens donner à cet élan qui retombe ?
Eh bien, comme le poème doit finir, le souffle retombe, on revient à la réalité prosaïque. Mais ce qui a été senti dans le rêve demeure, comme demeure le poème. Il y a eu une révélation, un accomplissement, quand même. Puis le mangeur retourne à la solitude, à la rue, il disparaît ; mais il conçoit une morale, oui, en lâchant un dernier cri, une sorte de cri de guerre. Je ne veux pas le commenter ici, pour ne pas enlever le « suspense » ; je peux dire en tout cas que l’inspiration est venue du poète allemand Gottfried Benn, citant et analysant une vieille devise : « Bois ton sang. » Ça m’a frappé, oui, et peut-être ai-je voulu que le dernier tercet de la Complainte soit comme une devise. Devise qu’on peut faire sienne ; tragique mais vraie, enlevée, joyeuse aussi.
Entretien réalisé avec Julien Syrac à l'occasion de la parution de Complainte du mangeur solitaire.
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