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Je dirai malgré tout que cette vie fut belle de J. d'Ormesson. Entretien

« Vous n’imaginiez tout de même pas, que j’allais me contenter de vous débiter des souvenirs d’enfance et de jeunesse ? Je ne me mets pas très haut, mais je ne suis pas tombé assez bas pour vous livrer ce qu’on appelle des Mémoires. »

La forme d’un dialogue entre votre moi et votre surmoi est-elle le reflet d’une interrogation personnelle, à la manière d’un examen de conscience ?
Ce livre est un livre de souvenirs, on pourrait presque parler de mémoires, mais l’idée d’écrire des Mémoires me paraissait impossible. Je me disais que ce genre n’est pas très élevé dans la littérature, que les gens qui écrivent des Mémoires sont ceux qui n’ont plus rien à dire.
Pourquoi cette forme dialoguée ? L’idée de passer devant un prêtre, un analyste ou un juge s’est imposée, puis l’idée du dialogue a entraîné celle du théâtre. Et tout à coup, je me suis dit : mais au fond, celui qui m’interroge, c’est moi-même, c’est mon surmoi, cette super-conscience ! Je ne vois rien là de psychanalytique, mais ce dédoublement de moi-même en quelqu’un qui me juge et qui est moi me paraît assez profond.

Avez-vous le sentiment d’avoir vécu un Âge d’or de la littérature, entre les derniers écrivains « classiques » et les émissions littéraires de Bernard Pivot ?
Pivot lui-même a répondu à cette question en me disant un jour : « Tu as quand même beaucoup de chance d’être né quand tu es né ! Si tu étais né trente ans plus tôt, tu aurais été en compagnie de Gide, Cocteau, Mauriac, Maurois, Montherlant, Martin du Gard… Personne n’aurait parlé de toi ! Tandis qu’aujourd’hui, il y a quand même un peu moins de monde. »
Je suis né dans une époque formidable que j’ai vu se réduire comme une peau de chagrin. Il y avait alors ce thème du « grantécrivain », dont les derniers représentants ont été Gracq et Yourcenar. Depuis, il y a de très bons écrivains pour qui j’ai beaucoup d’admiration, mais le « grantécrivain » a disparu. Pour moi, la coupure se produit avec l’effondrement de la France le 10 mai 1940.

Vous avez aussi vécu la transition entre le salon littéraire et le plateau de télévision…
C’est toute une généalogie : les salons littéraires, puis les cafés littéraires, et la télévision, incarnée par Pivot. Cela ne veut pas dire que nous sommes en déclin ou en décadence, mais la littérature a changé. Les littératures étrangères, qui n’existaient presque pas, sont montées très rapidement. Je pense que d’ici vingt ans les Africains vont briller autant que les Chinois. Donc le rôle de la France a un peu baissé.

Que ressentez-vous comme le plus vertigineux, l’avenir ou le passé ?
Le passé ne m’intéresse pas beaucoup. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est l’avenir. Je parle dans le livre de ces familles anciennes qui regardent en arrière, en citant leurs devises : « Avant que le monde fût monde, les Rochechouart portaient des ondes » ou : « Sous Adam III Esterhazy, Dieu créa le monde ». Je préfère la magnifique devise des Broglie : « Pour l’avenir ». Le passé est très utile pour construire l’avenir et l’avenir sort du passé, mais c’est de l’avenir qu’il faut s’occuper. Je suis pour le génie contre le talent, je suis pour l’imagination contre le souvenir, et je suis pour l’avenir contre le passé.

Vous convoquez dans ces pages bon nombre de poèmes. Jusqu’où la poésie vous a-t-elle accompagné ?
Je crois qu’il n’y a qu’un « grand genre » en littérature, et ce n’est pas le roman, c’est la poésie. Naturellement, le roman a tout mangé. C’est un genre très estimable, mais populaire, il était au XIXe siècle l’équivalent du cinéma aujourd’hui.
La grande littérature française, c’est avant tout la poésie : Corneille, Racine, Hugo, Baudelaire… J’aime passionnément la poésie. Mon meilleur livre est peut-être celui qui n’est pas de moi, puisqu’il s’agit d’un recueil de poèmes que je connaissais par cœur, Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? J’ai écrit ailleurs que la poésie a « le pouvoir mystérieux de rendre la vie plus belle et de transformer notre existence », et mon grand regret, c’est de n’être pas poète.

Entretien réalisé avec Jean d’Ormesson à l’occasion de la parution de Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.

© Gallimard.