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La ligne bleue d'Ingrid Betancourt. Entretien.

«Buenos-Aires, années 1970. Julia, une jeune Argentine, a hérité de sa grand-mère un don précieux. De façon imprévisible, des scènes de l’avenir lui apparaissent à travers le regard de quelqu’un d’autre. À charge pour elle d’interpréter sa vision, et d’intervenir si elle le peut pour empêcher des événements malheureux. L’histoire de Julia se déroule dans une période troublée de l’histoire argentine, avec le retour de Perón en 1973.»

Vous avez choisi comme cadre principal de ce premier roman l’Argentine à l’époque de la dictature militaire des années 1970-80. Pourquoi ce choix ?
C’est un cas historique étonnant car il se déroule en écho de notre expérience de la Seconde Guerre mondiale, comme si les horreurs du nazisme avaient réussi à germiner à nouveau outre-Atlantique. L’histoire de cette jeunesse argentine, exprimant tout l’espoir et les idéaux de mai 68, mais confrontée à la répression aveugle des dictatures d’Amérique latine, m’a passionnée. Cela aurait pu être l’histoire de la jeunesse d’ici, si de Gaulle n’avait pas été de Gaulle. Le cas de l’Argentine est une illustration de ce qu’a connu le continent latino-américain tout entier, et j’y inclus évidemment la Colombie.

 L’héroïne, Julia, a hérité de sa grand-mère un don de «voyance». Dans les contes, un tel don est à la fois bénédiction et malédiction, qu’en est-il ici ?
Julia est capable de se connecter avec quelqu’un qui dans le futur va inconsciemment l’appeler au secours. Julia ne sait qu’une chose sur cette autre personne : elle l’a rencontrée ou la rencontrera avant les faits dont elle a eu la vision. Son rôle est d’aider la personne qui l’appelle : elle doit la découvrir, suivre sa piste, et la prévenir des dangers futurs.
Julia va prendre conscience, peu à peu, que dans l’exercice de sa liberté, l’être humain choisit parfois d’assumer la mort, par principe ou par passion. La réflexion autour de la liberté est un élément central de ce roman. Il n’y a pas de malédiction, il y a l’être humain face aux circonstances et face à ses choix.

Certains personnages du roman sont bien réels, comme le père Mugica, précurseur de la théorie de la libération. Que diriez-vous de ce lien étroit entre religion et contestation, alors même qu’une partie de l’Église soutenait ouvertement la junte ?
Peu de gens savent que les Montoneros, la guérilla urbaine qui s’est opposée à la junte militaire argentine des années 70, étaient issus des organisations de jeunesse catholiques, très fortement influencés par la théologie postconciliaire au lendemain de Vatican II. Il y a en particulier un groupe de jeunes prêtres, assemblés dans le «Mouvement des Prêtres pour le Tiers Monde», très lié aux Montoneros, qui ont mené un combat héroïque contre les exactions des juntes militaires argentines et en défense des classes les plus démunies.
Ces prêtres ce sont opposés à ceux qui, dans la hiérarchie de l’église catholique, étaient devenus complices des régimes dictatoriaux. Beaucoup ont payé ce choix de leurs vies, d’autres sont partis en exil, et quelques-uns ont survécu. Grâce aux témoignages des survivants et aux documents historiques qui existent, il m’a été possible de suivre leur trace. La figure emblématique de ce groupe de prêtres est sans nul doute le padre Carlos Mugica. J’ai voulu le faire revivre à travers les yeux de Julia. C’était un homme intelligent, séduisant, riche, issu d’une famille puissante. Il a tout abandonné pour défendre les pauvres, et il est allé jusqu’au bout de son choix.

Personne, pas même Julia, ne semble vouloir prendre conscience du basculement du pays dans l’horreur et des menaces directes pour leurs vies. Comment interpréter cet aveuglement individuel et collectif ?
L’histoire nous montre que ces basculements dans l’horreur nous prennent toujours au dépourvu. Julia, c’est vous et moi, emportés par le tsunami de l’histoire et de l’amour. Comme elle, nous devons toujours nous poser la question : et moi, qu’est-ce que j’aurais fait ?

Nous suivons les principaux protagonistes pendant plusieurs décennies, de leur enfance à leurs nouvelles vies d’aujourd’hui. Mais peut-il y avoir une nouvelle vie pour ceux qui ont vécu la violence dans leur chair ?
Dans ce roman, il y a deux personnages principaux qui s’aiment, Julia et Theo. L’un choisi d’exister dans une logique d’amour et de vie, l’autre dans une logique de haine et de mort. Ils sont tous les deux victimes des mêmes événements, mais ils les affrontent de façon diamétralement opposée. La possibilité d’une nouvelle vie est une grâce que nous nous octroyons à nous-mêmes.

 Julia aura toujours fait le choix de l’amour et de la vie quoi qu’il arrive. L’espoir serait-il plus fort que tout, toujours et malgré tout ?
Julia choisit la vie et l’amour. C’est son choix fondamental. Mais elle respecte aussi le choix des autres, elle n’a donc de leçon à donner à personne. Nous-mêmes, dans notre quotidien, savons bien que l’espoir n’est pas ce qu’il y a de plus fort en nous. Le monde nous offre le spectacle du règne de la violence et du désespoir. Pourtant l’espoir, la vie et l’amour sont les seuls choix dignes de l’être humain.

Dans une scène très forte du roman, Julia retrouve une de ses ex-codétenues, et toutes deux communiquent bien plus par le silence que par les mots. La parole gênerait-elle la véritable communication entre les êtres ?
Nous sommes des êtres de parole. Nous baignons dans les mots pour exister. Sans eux aucune réflexion n’est possible, aucune communication ne peut avoir lieu. Les mots sont aussi notre mémoire individuelle et collective, notre histoire, notre civilisation et donc notre identité. Le silence fait partie intégrale de notre langage. Le silence est un choix, une expression de liberté. Devant un juge, là où la parole s’impose, on garde le droit de se taire.
Dans la scène à laquelle vous faites allusion, le silence est aussi un choix. C’est le résultat d’une grande émotion et d’une intimité rare entre Julia et Adriana. Au moment où elles se retrouvent, le silence établit le contact entre elles.

Pensez-vous que, d’une certaine façon, nous avons toujours le choix de notre destin, quoi qu’il arrive et quoi qu’on nous impose ?
Je crois en effet que nous avons toujours le choix, non pas de choisir notre destin, puisque des événements qui sont en dehors de notre contrôle surviennent constamment, mais de décider comment réagir à ces événements. C’est par ce détour qu’il nous est possible de dire que nous sommes les artisans de notre propre destin. Il ne devrait donc pas y avoir en nous de frustration ni d’amertume face aux choses de la vie, juste la paix intérieure d’avoir fait pour le mieux, sans regret, dans la satisfaction de nous reconnaître en tant qu’êtres libres et, donc, responsables.

Entretien réalisé avec Ingrid Betancourt à l'occasion de la parution de La ligne bleue dans la collection Blanche.

© Gallimard