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Briser en nous la mer gelée d'Erik Orsenna. Entretien

« Voici l’histoire d’un amour fou. Et voici une lettre, une longue lettre envoyée à Madame la juge, vice-présidente aux affaires familiales.
En nous divorçant, Suzanne et moi, le 10 octobre 2011, elle n’a pu s’empêcher de soupirer : « dommage, je sentais beaucoup d’amour en vous ».
Comme elle avait raison !
Mais pour nous retrouver, pour briser en nous la mer gelée, il nous aura fallu voyager.
Loin en nous-mêmes, pour apprendre à ne plus trembler.
Et loin sur la planète, jusqu’au Grand Nord. »

 
Quelle est cette « mer gelée » en nous qui nous paralyse ?
Vous connaissez la phrase de Kafka, « un livre doit être une hache pour briser en nous la mer gelée ». C’est la plus exigeante des morales. Je suis persuadé que l’art, en particulier la musique et la littérature, nous permet de briser ce froid qui est en nous, ou plutôt cette incapacité à exprimer notre chaleur.
Le fou de géographie que je suis avait envie de tisser dans ce roman une relation entre la géographie, le climat et le sentiment. La définition de Littré, « un détroit est un bras de mer resserré entre deux continents », m’apparaît comme la définition exacte de l’amour.

Le froid, y compris à travers le souvenir de la guerre froide, est très présent dans le roman — le mariage serait-il parfois une guerre froide ?
Voire une guerre tout court. Je crois qu’un mariage est réussi lorsque les oui l’emportent sur les non. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « La ronde des oui et des non », parce que le mariage est une sorte de référendum permanent.
Quant au froid, il participe à la grande machine climatique de la planète et à la petite machine des sentiments humains. Je suis passionné par ces articulations. Ce roman d’amour est aussi un livre de géographie, puisque la géographie est précisément la science des interactions et des différences d’échelles.

Après vous être intéressé à l’histoire, la géographie ou la géopolitique, inventeriez-vous ici la « géopsychologie » ?
Pour moi, apprendre agrandit la vie. Mon fauteuil à l’Académie fut celui de Littré et aussi celui de Pasteur. Impossible, donc, de ne pas m’intéresser aux sciences naturelles, ce qui m’a amené à écrire Géopolitique du moustique. Et mon héroïne, Suzanne, est une scientifique spécialiste des chauves-souris, animal qui présente la capacité extraordinaire d’héberger des virus mortels qui ne l’affectent pas. Tout comme l’amour, qui lui aussi peut être une maladie mortelle : certains sont incapables d’éprouver, d’autres éprouvent tellement qu’ils en meurent.

La musique et la chanson tiennent une grande place dans le roman…
Cette dimension de la musique est nouvelle dans mes livres comme dans ma vie — je me suis mis au piano il y a peu — avec, en particulier, cet écho entre la musique et les paroles de chansons ou de lieder. On croise ici Barbara, Leonard Cohen, et aussi Schubert et le Voyage d’hiver. J’ai beaucoup travaillé sur les différences de rythme, j’ai tenté de créer l’équivalent littéraire d’un concert baroque.

Vous écrivez « À quoi servent les histoires ? À s’y sentir au chaud. » Les histoires d’amour tiennent-elles plus chaud que les autres ?
Plus chaud ou plus froid, mais jamais tièdes ! Que signifie dire non à quelqu’un à qui on a tellement envie de dire oui ? L’amour est décidément le premier territoire à explorer, et le plus difficile.

Faut-il aller au bout du monde, comme les deux héros, pour aller au bout de soi ?
Pour ma part, j’ai besoin d’aller regarder ailleurs si j’y suis. Je me souviens d’une longue conversation sur le voyage avec Marguerite Yourcenar. Elle avait répondu à mon interrogation « Notre planète est notre cellule de prisonnier. Avant de la quitter, j’ai envie de l’explorer. » Pour moi comme pour mes héros, aller loin peut être une façon de retrouver les trésors perdus.

Entretien réalisé avec Erik Orsenna à à l’occasion de la parution de Briser en nous la mer gelée.

© Gallimard