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Norte d'Edmundo Paz Soldán. Entretien

Les trois destins que met en scène Norte ne pourraient sans doute pas être plus dissemblables : Jesús est un tueur en série, Martín, un peintre génial et tourmenté, et Fabian, un universitaire harcelé par ses collègues et par la tyrannie du politiquement correct qui sévit dans le système éducatif américain. Chacun d’entre eux incarne des possibilités différentes, des manières distinctes de comprendre les liens entre l’Amérique latine et les États-Unis. Mais les trois personnages semblent marqués par une relation conflictuelle avec le grand voisin du Nord, une relation dominée par la folie et la violence. Est-ce votre façon de signifier ce qu’il y a d’incompatible entre les deux cultures ? Est-ce là votre conclusion après tant d’années passées aux États-Unis ? 

Raconter des histoires de Latino-américains perdus aux États-Unis m’intéressait. Des êtres qui ont laissé derrière eux leur communauté d’origine, celle où se sont forgés leur sensibilité, leurs manières d’être au monde, et qui n’ont pas pu bâtir une communauté « sensible » dans leur nouveau pays. Nous abordons souvent la migration en partant du désir que les émigrés ont d’avoir un avenir meilleur, mais nous oublions de souligner ce qui se perd, d’insister sur la relation émotionnelle, vitale.
Cet intérêt que j’éprouvais à explorer ces histoires de perte, de déracinement, a fini par rejoindre le cours d’un projet qui avait trouvé une première réalisation en 2008, dans le roman Los vivos y los muertos. Il s’agissait d’explorer les conséquences de l’importance de la violence dans la vie quotidienne aux États-Unis – une violence qui peut être physique mais également psychologique. Je ne voudrais pas généraliser, je ne veux pas dire : « Mon roman montre que la vie est ainsi pour les Latino-américains qui émigrent aux États-Unis » ; j’ai simplement voulu respecter les personnages singuliers que j’explorais, suivre leurs traces et, évidemment, comme il s’agissait d’histoires de perte, la folie et la violence ont fini par jouer un rôle central.

Dans Norte on peut lire en transparence, presque comme sur un palimpseste, votre fascination pour la littérature réaliste nord-américaine, mais aussi pour les séries de télévision et le cinéma de série B. En même temps, la construction du roman, une construction labyrinthique où alternent des voix et des récits différents, nous renvoie aux structures les plus complexes de la littérature latino-américaine, pas seulement celles de Vargas Llosa ou de Fuentes, mais à celles d’autres écrivains plus récents, comme Bolaño. Où vous situez-vous aujourd’hui face à ces deux traditions ? Comme un écrivain bolivien ou latino-américain qui écrit en espagnol aux États-Unis ? Comme un écrivain « latino » ? Ou plutôt comme l’une de ces nouvelles figures qui se trouvent à cheval sur les deux mondes, à la manière de Daniel Alarcón ?

Mes premiers écrits devaient énormément à Vargas Llosa, c’est le cas de mon roman Río fugitivo, par exemple, en 1998. Ses constructions complexes, où finalement tout trouvait sa place, sa justification, sa raison d’être, me captivaient. Avec Norte, j’ai le sentiment que je ne suis plus au même endroit, j’ai essayé de créer des connexions plus souples entre les histoires, plus subliminales si je puis dire, qui soient davantage au niveau des symboles (les ponts, la frontière, etc.) que de la structure. De fait, les trois histoires flirtent les unes avec les autres, mais n’arrivent pas à se rejoindre, elles conservent leur autonomie, elles ne dépendent pas les unes des autres pour fonctionner, et pourtant je sens qu’elles sont intimement connectées entre elles. Bolaño m’a beaucoup servi pour faire face à l’horreur de la violence, du mal, lié ici, dans Norte, à la frontière.
Je trouve intéressant que la littérature latino-américaine traditionnelle, la littérature du Boom, dialogue avec les genres populaires ; par exemple, je m’intéresse à la littérature policière, mais pas tant pour la perspective du détective que pour celle de l’assassin.
Je crois que, les années passant, j’ai assimilé certaines traditions et, bien que je n’aie pas cessé d’être un écrivain bolivien, que je me suis aussi transformé en un écrivain latino-américain, et même, pourquoi pas, en un écrivain « latino ». Tout est à présent extrêmement enchevêtré en moi. Où commence l’un ou l’autre de ces aspects, je ne le sais pas. En réalité, ils se superposent tous.
En ce qui concerne ce qu’on appelle « latino », je peux dire qu’aux États-Unis, la littérature « latina » se définit essentiellement à partir du langage : vous êtes un écrivain « latino » si vous écrivez en anglais. Je vis aux États-Unis depuis presque trente ans et je n’ai pas ressenti la nécessité ou le désir d’écrire en anglais. Je sens qu’il est important d’affirmer la présence de la littérature en langue espagnole dans ce pays. Je ne suis évidemment pas le seul de mon espèce, il y a bien d’autres écrivains, mais nous avons affaire à une tradition souterraine. C’est de là que naît la différence avec les écrivains « latinos » que l’on connaît. C’est un sujet important, politique, et les États-Unis le traite de manière défensive, avec la prérogative de l’empire. Mon sentiment est qu’il y aura, au fur et à mesure que le temps passera, de plus en plus d’écrivains que l’on pourra considérer comme « latinos » et qui écriront aussi en espagnol.

Il y a quelques années l’un de vos textes a obtenu le prix Juan Rulfo et, plus récemment, l’un de vos romans, Los vivos y los muertos (2008) a fait partie des œuvres présentées au concours de l’agrégation d’espagnol. Cela vous a donné l’occasion de rencontrer une partie de vos lecteurs français à Paris, Toulouse et Bordeaux. Comment aimeriez-vous que, d’une part, ce public qui vous connaît déjà et, d’autre part, les lecteurs qui vont vous découvrir, lisent la traduction de Norte ? Que voudriez-vous que ces deux publics voient dans ce roman ? 

Los vivos y los muertos est le point de départ d’une nouvelle étape de mon écriture. Une étape plus viscérale, si l’on veut, qui explore les états modifiés de conscience (la folie, la violence, la drogue), une étape liée à mon intention, après tant d’années passées aux États-Unis, de raconter quelques histoires de ce pays-continent si explosif et fascinant, des histoires qui avaient attiré mon attention.
Les lecteurs de Los vivos y los muertos disposent déjà d’éléments que Norte leur rappellera. Pour moi, Norte est un approfondissement de cette exploration, avec peut-être une plus grande place accordée à l’horreur, déjà présente dans le roman précédent. Ce sont des romans dont je peux dire qu’ils dialoguent entre eux.Pour les lecteurs qui ne me connaissent pas, je crois que Norte constituera une entrée sans préambules : je voudrais que sa lecture soit un choc. Bien sûr, la compréhension rationnelle et logique d’une histoire m’importe beaucoup, mais je souhaite surtout que cette histoire frappe au plus profond ses lecteurs, qu’elle les poursuive jusque dans leurs cauchemars.Ces deux romans que je viens de mentionner s’inscrivent dans l’univers de films comme American Beauty de S. Mendes ou de romans comme Tandis que j’agonise de W. Faulkner, Virgin suicides de J. Eugenides, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme de C. McCarthy ou 2666 de R. Bolaño.

Ce que je voudrais que les lecteurs voient en Norte c’est ma contribution à cet univers à partir de ma propre conception de l’affrontement avec le mal.

Entretien réalisé avec Edmundo Paz Soldán à l'occasion de la parution Norte dans la collection Du monde entier.

Découvrez La porte fermée, une nouvelle d'Edmundo Paz Soldan.

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