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Les enfants sont rois de Delphine de Vigan. Entretien

« La première fois que Mélanie Claux et Clara Roussel se rencontrèrent, Mélanie s’étonna de l’autorité qui émanait d’une femme aussi petite et Clara remarqua les ongles de Mélanie, leur vernis rose à paillettes qui luisait dans l’obscurité. “On dirait une enfant”, pensa la première, “Elle ressemble à une poupée”, songea la seconde. Même dans les drames les plus terribles, les apparences ont leur mot à dire. »

Qui sont ces « enfants rois » ?

Kimmy et Sammy sont ce qu’on appelle des enfants influenceurs. Respectivement âgés de six et huit ans dans la partie centrale du roman, ils sont les héros d’une chaîne YouTube gérée par leurs parents depuis qu’ils sont tout petits. D’abord centrée sur le déballage de cadeaux et la consommation de produits divers, cette activité est devenue une sorte de téléréalité domestique mettant en scène leur vie quotidienne. Le titre est une forme d’antiphrase, bien sûr.

Ce phénomène nord-américain, arrivé en France vers 2014, passe inaperçu au point que Clara, pourtant policière, évoque « un monde dont l’existence nous échappe »…

C’est tout le paradoxe de ce phénomène : une forme indéniable de surexposition (des millions de vues sont réalisées sur YouTube par ce type de contenus) et de starification mais presque à l’insu de tous. Car ce sont principalement les enfants qui regardent ces chaînes. En apparence elles sont tout à fait inoffensives, sauf qu’il s’agit essentiellement de publicité.

La citation de Stephen King, en exergue, sonne comme une condamnation sans appel d’un certain mode de vie consumériste…

Cette citation date du tout début des années 2000. Mais notre époque ne cesse de réinventer le téléachat. Sur Instagram par exemple, la mise en scène et les ressorts restent les mêmes (tout ce vocabulaire du marketing, de l’offre privilégiée, de la grande consommation), sauf que chacun gère sa propre chaîne et veut donner l’illusion de la proximité.

S’agit-il, pour les parents qui scénarisent ainsi leurs enfants, de « vendre leur âme au diable » ou de combler un vide existentiel ?

Je l’ignore et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ce texte s’est imposé. L’écriture est souvent pour moi un moyen d’interroger le monde, de tenter de le déchiffrer. Surtout lorsque quelque chose me heurte, me questionne, ou m’étonne. Le roman m’apparaît alors comme un moyen de m’approcher au plus près d’une réalité qui m’échappe. Mélanie, la mère de Kimmy et de Sammy, est sans doute le personnage central du roman : le plus mystérieux, le plus opaque. Mais je ne veux pas la juger, je veux la comprendre.

Peut-on dire que ces enfants sont victimes d’abus, mais que rien ne les protège ?

Je crois qu’il y a en effet une forme d’abus de pouvoir. Ces parents ont le sentiment qu’ils sont propriétaires du droit à l’image de leur enfant, ce qui est faux. Ils en sont les protecteurs, non les détenteurs. L’empreinte numérique des enfants dès le plus jeune âge, telle qu’elle est aujourd’hui gérée par certains parents sur les réseaux sociaux, pose de vraies questions. Cela dit, je ne voulais surtout pas d’un livre à thèse ou à charge. L’une des difficultés de ce texte résidait dans la nécessité de ne pas être dans le procès ou le surplomb, mais de rester à hauteur de personnages et de laisser toute sa place à la fiction et au souffle romanesque.

Le roman s’ouvre par une enquête sur l’enlèvement d’une « enfant star », puis bascule dans une séquence d’anticipation, où l’on retrouve les protagonistes en 2031. Pourquoi ce dispositif en deux temps ?

L’enquête policière me permettait de raconter un monde dont la plupart des gens ignorent les règles, voire l’existence (c’est à travers le regard de Clara, cette femme flic, que l’on découvre cet univers). Ensuite, la projection dans un futur proche me semblait nécessaire pour imaginer les traces, les conséquences, d’une telle exposition chez des enfants si jeunes. Depuis longtemps, j’aime l’idée de flirter avec le genre, d’en adopter en partie les codes et de les désamorcer. Je l’ai fait avec le thriller psychologique ou le théâtre dans d’autres romans, cela m’amusait cette fois de jouer avec les codes du polar ou de l’anticipation. Sortir de mes propres sentiers battus.

Delphine de Vigan est romancière, scénariste et réalisatrice. Elle a publié une dizaine de romans, dont D’après une histoire vraie, prix Renaudot et prix Goncourt des lycéens 2015.

Entretien réalisé avec Delphine de Vigan à l'occasion de la parution de Les enfants sont rois.

© Gallimard