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Journal d'un corps de Daniel Pennac. Entretien

Rencontre avec Daniel Pennac à l'occasion de la parution de Journal d'un corps en février 2012.

Dans l'« Avertissement » qui précède le texte, ce Journal d'un corps est présenté comme un cadeau embarrassant.

Daniel Pennac — C'est surtout son corps qui a embarrassé le narrateur pendant son enfance ! Vous connaissez ce genre d'enfant : un de ces petits qu'on voit au bord des bacs à sable, complètement tétanisés par l'énergie de leurs congénères. Celui-ci est né en 1927, fils d'un mort-vivant de la guerre de 14, qui, détruit par la dépression nerveuse et les gaz moutarde, agonise pendant les onze premières années du narrateur. La mère, victime de ce que nous appellerions aujourd'hui un terrible « baby blues » abandonne l'enfant à la compagnie de cet agonisant. Le père entreprend d'instruire son fils avant de mourir, de façon à ne pas l'abandonner dans la vie sans munition. Il en fait un petit érudit, intellectuellement trop mûr pour son âge et quasiment privé de corps. Jusqu'au jour où, à la suite d'un traumatisme particulièrement humiliant, le garçon prend la résolution de ne plus jamais avoir peur. (Ce sont les premiers mots du journal : Je n'aurai plus peur, je n'aurai plus peur, je n'aurai plus peur, je n'aurai plus jamais peur). Très vite il constate que l'application de cette résolution passe par la conquête de son corps. Il décide donc, de propos délibéré, de se fabriquer un corps et de tenir le journal de cette conquête. Alors qu'il était un enfant chétif et transparent, il devient petit à petit un robuste gaillard, boxeur, nageur, physiquement performant. Il rédigera ce journal toute sa vie, jusqu'à décrire son agonie, qui survient à l'âge de 87 ans.

Ce journal n'est pas pour autant un précis anatomique…

Daniel Pennac — Non, c'est plutôt la chronique des messages envoyés notre vie durant par notre corps à notre esprit, avec ces longues plages de silence où notre corps nous parle peu, par exemple pendant la force de l'âge. C'est aussi la chronique des apprentissages, des douleurs, des plaisirs et des jouissances.

Un journal, aussi, qui peut se lire comme un roman…

Daniel Pennac — Qui doit se lire comme un roman si l'on veut assister à l'évolution physique d'une vie entière. Et puis entre ses terreurs, ses épanouissements, ses ébats, ses maladies, les incessantes découvertes qu'il nous propose, notre corps est l'objet d'un processus on ne peut plus romanesque, qui n'est pas avare en péripéties. Sans parler des corps environnants qui ne laissent pas le narrateur indifférent : femme, enfants, petits enfants, corps unique des dortoirs de son enfance ou des passagers d'un autobus, rien de cette existence physique individuelle ou collective ne lui est indifférent. Bien sûr, c'est aussi un livre qui se prête au grappillage, le lecteur peut directement aller voir ce qu'éprouvait le personnage à tel ou tel âge, ou se promener librement dans l'index, du côté des organes, des maladies, des fonctions : Démangeaison, Densité corporelle, Dent, Dépression nerveuse, Dépucelage, Diarrhée, Émotion, Énergie, Épistaxis, Épuisement, Érection… Au lecteur de choisir de lire en fonction de ces entrées, ou, et c'est pour moi l'idéal, de tout lire dans la continuité, comme un roman.

Au fond, s'agit-il vraiment d'un journal ?

Daniel Pennac — C'est un journal du corps tenu non pas au jour le jour (il y faudrait des centaines de volume !) mais à la surprise la surprise.

© Éditions Gallimard