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L’évangile selon Yong Sheng de Dai Sijie. Entretien

« Il offrit son verger à l’Église, et transforma une partie de sa chaumière en salle de prières, ce qui en fit le premier temple protestant de la région.
Ce fut ici qu’eut lieu sa nomination officielle, en tant que pasteur, et le premier baptême qu’il donna fut à sa propre fille. […]
À compter de cette année-là, on ne l’appela plus que pasteur Yong.
Peu à peu, on oublia aussi le nom du grand aguilaire, qui se dressait sur la colline, devant sa maison ; on ne l’appela plus que “l’arbre du pasteur”. »

 
Le roman se déroule en grande partie dans un village, Jiangkou, proche de Putian, votre ville natale, et le personnage de Yong Sheng s’inspire de votre grand-père…
Putian est une ville côtière de la province du Fujian, au sud de la Chine. Comme tous les régions maritimes, le Fujian est ouvert aux influences extérieures, et c’est par la mer que les religions occidentales ont pénétré en Chine. C’est ainsi que mon grand-père est devenu le premier pasteur chrétien chinois. Comme Yong Sheng, il a traversé les grands bouleversements que la Chine a connus et il a eu une vie très mouvementée.

Mouvementée et même tragique…
Peut-être encore plus tragique que celle que je prête à Yong Sheng. Pour lui, tout a basculé quand les communistes ont pris le pouvoir en 1949. Les religions ont été interdites, surtout les religions venues d’Occident. Même s’il n’a pas subi le martyre, il a été persécuté, surtout pendant la révolution culturelle.

Yong Sheng, le « fils du charpentier », est-il un Christ du xxe siècle ou un homme ordinaire qui calque son destin sur celui de Jésus ?
J’ai passé toute mon enfance avec ce grand-père pasteur. Quand il me racontait les évangiles et ses propres souffrances, je le considérais comme un homme qui vivait à la manière du Christ. C’est pour cela que j’ai choisi ce titre, qui marque le parallèle que je faisais alors entre Jésus et lui. Bien que pasteur, il était resté, comme Yong Sheng, un homme simple. À travers lui, j’évoque aussi le peuple chinois, qui n’est pas composé uniquement de restaurateurs et de commerçants ! C’est très important pour moi de montrer des Chinois qui sont à la recherche d’un sens de la vie, de l’harmonie, de la foi.

La Chine ancienne apparaît comme misérable mais joyeuse…
Même quand les temps sont très durs, le peuple chinois reste joyeux — enfin, les Chinois du Sud, ceux du Nord sont, disons, un peu plus raides ! Mais les Chinois ont une certaine nostalgie de l’époque d’avant la révolution. La recherche actuelle de l’efficacité économique à tout prix est d’une certaine manière encore plus violente, les relations humaines se limitent à l’argent. Avant, il y avait un côté humain, d’où une sorte de douceur, de bonheur même.

Une douceur symbolisée par les sifflets des colombes ?
Ces sifflets qu’on attache aux plumes des colombes sont assez magiques, et j’ai pris un grand plaisir à décrire leurs sons, qui ont enchanté mon enfance ! Les sifflets anciens sont devenus très rares et très chers, comme toutes ces créations merveilleuses disparues avec la révolution, qu’il s’agisse de peintures, de calligraphies, de soieries… J’ai eu envie de ressusciter cette tradition populaire des sifflets qui, sans être de véritables objets d’art, sont très raffinés.

Il n’y a pas que les sifflets à être magiques, certaines scènes baignent dans un certain « réalisme magique »…
Parfois même magique burlesque ! Le réalisme magique s’accorde bien à l’esprit chinois. Depuis toujours, j’avais envie d’écrire sur mon grand-père, mais c’est seulement le jour où j’ai imaginé la scène où le parfum de l’aguilaire, l’arbre à encens, se montre assez puissant pour faire dégénérer une réunion politique en délire collectif que l’écriture du roman a pris son essor.

Entretien réalisé avec Dai Sijie à l’occasion de la parution de L’évangile selon Yong Sheng.

© Gallimard