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De la bombe de Clarisse Gorokhoff. Entretien

« Il était une fois seulement, dans un splendide palais sur les rives du Bosphore, une jeune femme qui s’apprêtait à poser une bombe…
Le splendide palais sur les rives du Bosphore, c’est l’hôtel Four Seasons Bosphorus, répertorié dans tous les guides d’Istanbul. La jeune femme, elle, n’est répertoriée nulle part, pourtant je la connais bien ‒ il s’agit de moi. »
 

Tout commence par un attentat, ou plutôt un détournement d’attentat, puisqu’Ophélie, la narratrice, décide de poser la bombe ailleurs qu’à l’endroit prévu…
Il s’agit d’abord d’un désir de déflagration, le besoin de mettre fin à une situation insupportable. Le plan initial était d’ordre politique et Ophélie n’en était qu’un instrument secondaire. Mais son désarroi, sa furie amoureuse et son désir d’ébranler le monde la poussent à détourner le plan originel. Au fil du roman, on découvrira les différents facteurs qui ont fait émerger ce désir de destruction — qui au début paraît inexplicable.  

L’action se déroule comme vue en caméra subjective…
Ophélie est une narratrice omniprésente, en effet. La gravité de son acte explique en partie la nécessité d’une telle prise de parole. Sous des dehors inébranlables, voire cyniques, elle est déconcertée par ce qu’elle a commis. Ce récit à la première personne n’est pas tant un plaidoyer que la tentative de substituer à l’absurdité de l’action la densité de la réflexion, des souvenirs… Ophélie, jeune femme en apparence inconséquente, presque amorale, n’a finalement de cesse de se questionner, de se comprendre.

Plus qu’une femme en fuite, c’est une femme en cavale…
La cavale est d’abord un fantasme, celui de la liberté et du désir (puisqu’en étant poursuivi on est désiré et qu’en fuyant, on se libère). Pour Ophélie c’est devenu une obsession, voire une manière d’être. Elle est en recherche permanente d’intensité, d’où sa tendance à fuir chaque fois qu’elle est lassée de quelqu’un ou dépassée par une situation. Sa cavale est autant physique que psychique.

Au fond, on ne sait jamais qui elle est…
L’important est que jusqu’au bout on ait envie de le découvrir. Ce qui me passionne ce n’est pas la révélation en transparence d’une identité, ce sont les parts d’ombre, les paradoxes, les ambiguïtés… tout ce qui crée l’aspérité romanesque. Ophélie n’est pas si mystérieuse, elle est comme le « sphinx sans mystère » de la nouvelle d’Oscar Wilde. En revanche, elle est pétrie de contradictions et de désirs incandescents qui l’embarquent dans des scénarios insolites.

Pourtant, elle supporte très mal les conséquences de ses actes…
Elle est bien plus ébranlable qu’elle ne veut le paraître. Confrontée à l’ampleur des dégâts, elle mesure la gravité de son acte. Le mal est fait, elle comprend alors que les choses sont d’une extrême fragilité, et que les désirs sont aussi versatiles que nuisibles. Au fur et à mesure des aventures qu’elle provoque ou qu’elle est contrainte de vivre, elle saisit cette précarité existentielle. Rien n’est figé — c’est ce qui est montré à travers le mouvement de la fuite et le thème de la route. Il y a peut-être autant de possibilités de réparer et de construire qu’il y en a d’altérer et de détruire.

Une héroïne ambiguë, en particulier dans ses rapports avec le sexe et la mort ?
Du début à la fin, Ophélie chemine avec Eros et Thanatos. Autant la mort que le sexe concernent la chair — Ophélie est un personnage sensuel — et suscitent les émotions les plus fortes qu’on puisse être amené à vivre. Ophélie est attirée par la puissance, la vitalité (et parfois la violence) qui émanent des situations liées au sexe. C’est aussi une manière qu’elle a de rencontrer le monde. Elle est très facilement émerveillée par un paysage, attirée par un nouveau visage, elle aime tout ce qui est inédit, imprévu, les sensations fortes, voire radicales. Mais elle va trouver bien plus de réponses aux questions qu’elle se pose dans un état de relative sérénité, que dans le tumulte où elle se perd parfois.

Entretien réalisé à l'occasion de la parution de De la bombe.

© Gallimard