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La fille de l'Est de Clara Usón. Entretien

Entretien réalisé avec Clara Usón à l'occasion de la parution de La fille de l'Est 
dans la collection Du monde entier.

Traduction d'Anne Plantagenet

«À travers le destin tragique d’Ana Mladić, dont elle tisse subtilement chaque fil, Clara Usón nous plonge ici au cœur même de notre mémoire européenne la plus récente. Elle nous rappelle le passé flamboyant et douloureux de cette région du monde qui s'appelait la Yougoslavie et, sans parti pris ni manichéisme, mêlant habilement les faits historiques et les péripéties d’une fiction, elle nous dépeint les atrocités de cette guerre hantée par les vieux démons du nationalisme.»

Comment avez-vous découvert la figure d’Ana Mladić, personnage principal de votre roman ? Quelle est la part de biographie et quelle est la part de fiction dans le portrait que nous offre d’elle La fille de l’Est ?
Il y a sept ans, j’ai lu dans le Times un article qui m’a fait une forte impression. Il était question de la fille du général serbe Ratko Mladić, qui était alors le criminel de guerre le plus recherché d’Europe et le responsable direct d’atrocités commises pendant la guerre de Bosnie. Ana Mladić s’est suicidée en mars 1994, à l’âge de 23 ans, avec le pistolet préféré de son père. Quelques mois plus tard, en juillet 1995, le général Ratko Mladić a perpétré le pire massacre sur le sol européen depuis la Seconde guerre mondiale : l’assassinat de 8000 musulmans dans la ville bosnienne de Srebrenica. À ce moment-là, j’ai pensé que cette histoire possédait tous les éléments d’une tragédie grecque et la matière d’un bon roman.
Les raisons pour lesquelles Ana Mladić s’est suicidée resteront pour toujours une énigme. Dans mon livre, je mélange des éléments réels et avérés de sa biographie avec des rumeurs, des hypothèses, des pistes, et je tire de tout cela une possible explication. J’ai écrit un roman, pas un livre d’Histoire, j’ai donc pris des libertés, inventé des scènes, des personnages… La fille de l’Est est un texte hybride dans lequel la réalité et la fiction s’entrelacent de façon indissociable, et qui doit être lu comme une œuvre romanesque, pas comme un essai ou une biographie.

Votre livre comprend trois parties – l’histoire d’Ana, la chronique de la guerre et le panthéon de héros serbes –. Quelle est la première que vous avez rédigée ? Comment, ou par où, commence-t-on à écrire un roman comme celui-ci, avec une construction si complexe ?
La fille de l’Est m’a demandé trois ans de recherche et d’écriture. À mesure que je me documentais, j’ai compris que pour expliquer (aux autres et à moi-même) le drame personnel et familial d’Ana Mladić, il fallait creuser dans le drame collectif de la désintégration de la Yougoslavie et de la longue guerre des Balkans ; ce choix a déterminé la structure du roman. Je suis une personne chaotique et désordonnée dans ma vie privée et, sans doute à cause de cela, extrêmement méthodique quand j’écris. Avant de commencer un roman, je tourne et retourne la question de la structure, des chapitres, des personnages, et j’établis un plan, que je suis plus ou moins fidèlement ensuite. J’ai mis un an à donner un visage à Ana Mladić ; j’ai découvert par hasard, en regardant une émission à la télévision bosnienne, une vidéo où apparaissaient Ana, sa mère et son père, avec des amis lors d’un repas à la campagne, ainsi que des images de son enterrement. Dès que je les ai vues, j’ai su que ce serait le début de l’histoire que je voulais raconter.

Écrire sur une guerre comme celle des Balkans suppose un travail de documentation et un temps de recherche très importants si on veut éviter les polémiques. Cela implique également de hiérarchiser et de filtrer l’information. Quels sont les témoignages ou les documents qui ont le plus influencé votre vision des faits, tels que vous les relatez dans le livre ?
Le conflit en Bosnie est très récent, beaucoup de ses protagonistes (parmi eux, le général Mladić) sont encore vivants et en attente de jugement. Il est très délicat, pour cette raison, de l’aborder dans une œuvre romanesque, on peut très vite vous reprocher une erreur factuelle ou un anachronisme. La rigueur est un devoir et un impératif. La guerre des Balkans a peut-être été la première guerre télévisée ; il existe de nombreux documents audiovisuels sur le sujet, ainsi que des reportages dans les journaux, des témoignages de survivants des différents camps et de journalistes français, anglais, américains, italiens, espagnols qui ont passé là-bas des mois, voire des années… J’ai fouillé dans les archives, lu plus de cent ouvrages sur la question. J’ai découvert des écrivains magnifiques de l’ex-Yougoslavie, comme Ivo Andrić, Isak Samokovlijka, Danilo Kiš, Slavenka Drakulić, Dubravka Ugrešić, Miljenco Jercović, Ivica Ðijkić, Igor Marojević, Dusan Veličković, Aleksandar Hemon, Izet Sarajlić et beaucoup d’autres ; j’ai passé des heures devant mon ordinateur à visionner des documentaires, des films, des reportages. Je suis allée en Serbie, en Croatie et en Bosnie, j’ai parlé avec des Serbes, des Croates et des Bosniens. Tout cela m’a nourrie, bien sûr, mais si je dois faire référence à des éléments plus précis, j’aimerais mentionner la vidéo d’Ana Mladić dont j’ai déjà parlé ; une conversation que j’ai eue avec un écrivain et journaliste serbe dans un café-péniche des bords du Danube, à Belgrade, au cours de laquelle il m’a avoué qu’il avait été injustement accusé d’avoir poussé Ana Mladić au suicide ; la lecture de deux biographies (ou hagiographies) de Ratko Mladić, écrites par la journaliste serbe ultranationaliste Ljiljana Bultatović, que je me suis fait traduire du cyrillique, où j’ai découvert des anecdotes familiales et des détails très révélateurs sur Ana et son père ; ainsi qu’un documentaire  terrible : The Scorpions : A Home Movie, où on voit pour la première fois des images des exécutions de Srebrenica.

Pour un auteur qui vit à Barcelone, écrire un roman sur les horreurs du nationalisme pose obligatoirement la question de l’actuel processus d’indépendance en Catalogne. Quelles leçons les Catalans, et en général tous les Européens, devraient-ils tirer de la guerre des Balkans ?
L’écrivain yougoslave Danilo Kiš a écrit en 1978 : « Le nationalisme est par essence une paranoïa, une paranoïa individuelle et collective. Comme tel, c’est le produit de l’envie et de la peur, et surtout, le résultat de la perte de la conscience individuelle. Le nationalisme, en dehors de son engagement pour la cause, n’est rien […] Le nationalisme est une idéologie réactionnaire. Tout ce qui importe est d’être supérieur à son frère ou demi-frère, rien d’autre ne compte. Ainsi, le nationalisme ne craint rien, sauf son frère… » Le nationalisme a besoin d’un adversaire : un autre nationalisme, celui du frère / de l’ennemi. Et de la même façon que le nationalisme croate de Tudjman a grandi en se regardant dans le miroir du nationalisme serbe de Milošević, le nationalisme espagnol nourrit le nationalisme catalan, et vice-versa.Pour ceux qui n’ont pas d’identité géographique, « patrie » est un mot sinistre, un flatus voci au nom duquel on commet et justifie les pires atrocités. Tout au long de l’histoire, d’autres patries et d’autres nations se sont affirmées, avec orgueil et volonté de durer, sur ce même territoire, et pourtant elles ont disparu, comme un jour disparaîtront l’Espagne, la France, l’Allemagne, l’Italie et tous les autres états-nation qui semblent aujourd’hui éternels et ont encore quelques siècles d’existence au maximum. Le rêve de l’Union Européenne nous a fait croire que le nationalisme était une pulsion atavique ou tribale heureusement dépassée ; hélas les nationalismes ressurgissent, pas seulement en Catalogne et en Espagne, c’est une épidémie qui s’étend dans une Europe mécontente et soumise à une récession dont on ne voit pas la fin ; dans ce contexte, les vieux réflexes réapparaissent : les « autres », Espagnols, Catalans, musulmans, gitans, juifs, immigrants, Allemands, impérialistes, fainéants du sud, sont coupables de tout ce qui nous arrive, « une fois que nous nous serons débarrassés d’eux et que nous serons à nouveau seuls, tout ira mieux, beaucoup mieux… » C’est une pensée magique très dangereuse.

Avez-vous suivi les procès du Tribunal pénal international pour les crimes en ex-Yougoslavie ? Si vous aviez l’occasion d’interroger le général Mladić, quelles questions aimeriez-vous lui poser ?
En juillet 2012, j’ai assisté pendant une semaine aux séances du Tribunal pénal international qui juge Mladić à La Haye. Je voulais le voir, j’avais besoin de le voir, je lui avais consacré trois ans de ma vie et j’en savais plus sur son passé que sur celui de mon propre père. Ratko Mladić était un personnage de mon roman et, en même temps, quelqu’un qui m’était familier, connu. Quand je suis entrée dans la salle du tribunal je tremblais, et quand j’ai croisé son regard, j’ai baissé les yeux. C’est un homme impressionnant. Je suis son procès. Ce sera bientôt au tour de la défense et Mladić aura enfin la possibilité de parler et d’exprimer son point de vue ; je crois que je sais ce qu’il va dire, on ne peut pas être plus prévisible : il ne reconnaîtra pas le tribunal, le qualifiera de « satanique », niera sa participation dans le massacre de Srebrenica… Il se considère comme un héros et une victime, et rejette toute responsabilité à propos des crimes de guerre ; le déni constitue sa vérité et sa stratégie. De sorte qu’un entretien avec Mladić serait par nature un échec, néanmoins, si je pouvais lui demander quelque chose, ce serait juste : pourquoi ?

© Gallimard