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Paz de Caryl Férey. Entretien

« Lautaro repoussa les rubans jaunes, songeur. C’était le onzième cadavre qu’il retrouvait à Bogota cette semaine, le trente-sixième en comptant les bouts disséminés dans le reste du pays. Sauf que celui-ci semblait à peu près entier…
Il dépassa les types de la patrouille municipale qui recomptaient leurs doigts en baissant la tête, regagna la Camaro garée plus loin, gambergeant dans son âme en miettes. Ex acteurs du conflit recyclés dans le privé, groupes armés d’extrême-gauche ou droite toujours en exercice, délinquants manipulés, narcos, capos mafieux et sicarios, tout ce que la Colombie comptait de criminels était susceptible d’avoir planifié pareille boucherie. »

Paz, la paix…  Le titre ne manque pas d’ironie, cette paix étant plutôt celle des cimetières ou des charniers…
En effet, même si la Colombie n’est plus en guerre civile, les trafics et les meurtres continuent. Je voulais m’y rendre dès les années 1990, mais l’intérêt d’aller dans un pays, c’est de pouvoir circuler, de rencontrer les gens. Là, c’était trop dangereux. Puis le processus de paix s’est enclenché, le président Santos a reçu le Nobel de la paix, ce qui était une façon de le pousser à tenir ses engagements, il y a eu un référendum sur l’accord avec les FARC… J’étais alors en plein dans l’écriture du roman, et je me disais « que va-t-il se passer ? ». C’est cette histoire en mouvement qui fait le lien entre roman et réalité.

Dès la troisième page, le lecteur est confronté à un crime incroyablement barbare, et ce n’est qu’un début. Vous n’en avez pas un peu rajouté ?
Au contraire, je reste très en dessous de la réalité, trop épouvantable pour être décrite. Durant la Violencia, les protagonistes se sont non seulement massacrés, mais livrés à des mises en scène macabres de cadavres découpés absolument effarantes. Devant de telles horreurs, je me suis demandé « mais qui sont ces gens ? ».
La Colombie, premier territoire du continent américain où les Européens ont débarqué pour imposer leur « civilisation », est devenue le sanctuaire de l’ultraviolence. Belle ironie de l’histoire !

Très vite, on a le sentiment qu’un rien suffirait à remettre le feu aux poudres…
Ce n’est pas parce que le processus de paix a été signé que c’est terminé. Il y a tellement d’enjeux de pouvoir et d’argent, entre la drogue ou les richesses naturelles, que beaucoup n’ont aucun intérêt à la paix. La guerre, c’est toujours bon pour les affaires. Sans oublier que l’ancien président Uribe, très proche de l’extrême-droite paramilitaire, en clair les escadrons de la mort, et des narcotrafiquants, continue à tirer les ficelles.

Le personnage principal, Lautaro Bagader, chef de la police de Bogota, apparaît plus à la recherche de lui-même que des auteurs d’une nouvelle vague d’assassinats…
Cette découverte, dès les premières lignes, d’un cadavre qui est quand même dans un très, très sale état, est pour moi un prétexte pour parler de la Violencia, cet épisode d’ultraviolence perpétré par les paramilitaires. Lautaro est lui-même plein de zones grises, il se retrouve face à ce qu’il a provoqué. Son passé lui revient en boomerang, et au centuple.
Mais le sujet central du roman, c’est la famille. Entre un père tout-puissant dans les milieux politiques et deux frères qui s’affrontent, Angel l’ancien guérillero des FARC et Lautaro l’ancien paramilitaire, la famille Bagader réunit toute la complexité de la Colombie. Au-delà du roman noir et de l’intrigue policière, l’histoire de ces rapports de force père-fils est universelle, comme une tragédie grecque ou shakespearienne.

Entretien réalisé avec Caryl Férey à l'occasion de la parution de Paz.

© Gallimard