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L'ange et la bête de Bruno Le Maire. Entretien

« À ce moment, la flèche se mit à vaciller. Elle inclina doucement sa pointe, résignée à la défaite. Une minute ou deux qui me semblèrent une éternité elle resta coupée en deux. La torche prit une forme de voile triangulaire ; le panache de fumée fila vers l’ouest. La flèche plia encore plus, comme une aiguille aimantée par la terre. Le ciel était vaincu ; la flèche s’écroula dans le brasier. Tout était consommé. Nous étions le 15 avril 2019 ; j’avais cinquante ans ; nous entrions dans un nouveau monde. Mais lequel ? »

Entre le sous-titre « Mémoires provisoires » et la dernière partie «Conclusions provisoires », quel sens donner au mot « provisoire » ?

Ces mémoires ne peuvent être que provisoires, car nous traversons un moment exceptionnel de bascule complète de l’Histoire, entre l’évolution des rapports de force Asie-Occident et la pandémie qui a tout accéléré. Plutôt que d’attendre pour avoir du recul, j’ai fait le choix réfléchi d’écrire en pleine tempête, au moment où les tourbillons sont les plus forts. Ce livre exprime mes convictions les plus profondes sur cette période exceptionnelle que je vis au jour le jour comme acteur politique. Mais on n’est sans doute qu’au début de cette révolution. C’est donc un témoignage à vif, provisoire au sens où la vie elle aussi est provisoire.

Vous rappelez une expression de Jacques Chirac, « il faut apprendre à se coltiner la réalité »…

La réalité est une des grandes questions qui traversent le livre. J’ai voulu témoigner de ce qu’est la pratique politique au quotidien, quand face à une pandémie il faut « se coltiner la réalité » en affrontant les restaurateurs mécontents, les salariés qui risquent leur emploi… L’autre interrogation sur la réalité porte précisément sur sa disparition. Aujourd’hui, la représentation de la réalité par les médias, les réseaux sociaux, la digitalisation, conduit à retirer toute réalité aux événements. Ce n’est plus la réalité qui compte, mais sa représentation – on a vu qu’un tweet du président Trump avait plus de poids que la réalité. Non seulement la vie politique doit faire bouger la réalité à travers l’action, mais elle doit en plus composer avec une réalité qui disparaît, remplacée par le mensonge ou des représentations fallacieuses.

Lorsque vous racontez les coulisses de certaines négociations, le lecteur découvre à quel point les grandes décisions dépendent des relations individuelles…

C’est un aspect essentiel de mon travail littéraire depuis plus de vingt ans. Il consiste à incarner la politique, à lui donner de l’humanité, à montrer que ce sont des hommes et des femmes qui la font. Effectivement, il suffit d’un coup de fatigue, d’une bonne ou mauvaise entente entre responsables, pour influer sur des décisions fondamentales. Tout cela, le public ne le voit pas, c’est pourquoi je tiens, par mon témoignage écrit, à lui donner cet accès aux coulisses.

Vous évoquez une pratique du pouvoir qui, parfois, « manque de cœur ». Comment y remédier ?

Justement en témoignant de ce qu’est réellement la vie politique. Il s’agit là d’une spécificité française tout à fait unique : la politique prend corps dans la représentation de la réalité par la littérature et par les mots. C’est déjà une façon de donner du cœur à l’activité politique. Ensuite – c’est un paradoxe, vu mes fonctions – je pense que la politique ne peut pas se résumer à l’économie. Certes, elle est fondamentale, elle doit bien se porter pour créer des emplois, faire vivre les Français. Mais la politique, c’est plus que ça. Elle doit retrouver son caractère spirituel. Redonner de la spiritualité à la politique est un enjeu majeur.

À ce propos, vous considérez que la politique doit se réapproprier l’économie afin de remettre l’Homme à sa juste place. Comment y parvenir ?

C’est toute la démarche du livre : repenser le projet économique et le projet politique, avec comme objectif principal de remettre la personne humaine au centre de l’activité et du débat. Face à la mondialisation, à la digitalisation, des millions de personnes ont le sentiment très profond de n’être plus que des objets, que leur avis, leurs convictions, leur destin individuel, leurs envies ne comptent pas. L’objet de la politique doit consister à permettre à chacun de construire sa place dans la société.

Bruno Le Maire, né en 1969, est aujourd’hui ministre de l’Économie et des Finances. Il est également l’auteur d’essais, de mémoires et de récits publiés aux Éditions Gallimard, dont Musique absolue, Jours de pouvoir, Paul. Une amitié.