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Téléréalité d'Aurélien Bellanger. Entretien

« Vous diriez que la télévision est un art majeur ? osa Sébastien.
– C’est incontestablement le grand art d’aujourd’hui. Pour elle, nous avons accepté, nous autres chanteurs, de nous mettre à la variété – la variété qui n’est que la soumission de la chanson éternelle à ses impératifs esthétiques. Mais même réduite aux dimensions d’une boîte à chaussures, d’un théâtre de papier, la télévision reste le seul équivalent contemporain de l’opéra. Un opéra qui cherche encore sa forme, sans doute. Cependant je n’oublierai jamais la première fois que je me suis vu par une fenêtre, en marchant sous la pluie, dans l’écran blanchâtre d’un téléviseur : quel bonheur insensé ! »

Le roman part d’un paradoxe : l’arrivée de la téléréalité (avec Loft Story en 2001) marquerait l’apogée de la télévision, alors qu’on considère souvent qu’elle a touché le fond avec ce style d’émission…

C’est un moment où elle invente enfin ses propres jeux du cirque, où elle se renferme enfin sur un spectacle qui lui serait propre. Tout ce qui existait jusque-là n’était que l’adaptation de formes anciennes, théâtrales, radiophoniques ou cinématographiques. La téléréalité, avant tout jugement de valeur, est un spectacle original. Je suis fasciné, par exemple, par la forme architecturale du Loft : alors que les sitcoms, comme les pièces de théâtre, ne possédaient pas de quatrième mur, ici les acteurs — qui deviennent des candidats ou des cobayes, comme si leur vie était engagée — sont intégralement enfermés, et les caméras circulent, derrière des miroirs sans tain, dans des coursives secrètes : il fallait raconter ça, ce projet de spectacle total.

Dans l’« Avertissement de l’auteur », vous affirmez que beaucoup est inventé dans ces pages. Comment avez-vous imaginé ce personnage de Rastignac de la télévision ?

J’ai évidemment un modèle. Une sorte d’idéal type. Quelqu’un qui aurait pris la télévision un peu plus au sérieux que les autres. Comme on disait que les Américains n’étaient jamais aussi sérieux que quand il s’agissait du divertissement. Cela m’amusait de jeter un petit comptable de province dans le show-biz, et de voir comme tout ça réagirait. Mon personnage raconte aussi le passage d’un monde artisanal à un monde industriel. C’est un héros de la modernisation du monde, comme souvent dans mes livres.

Les grandes étapes de l’existence du héros sont marquées par l’intervention d’un hélicoptère. Pourquoi ce choix de l’hélicoptère comme instrument du destin ?

C’est un pur deus ex machina de théâtre, mais rendu réaliste. Le ciel se déchire, dans un bruit effroyable, et quelque chose apparaît : une star de la télé ou une catastrophe. Je voulais ménager ainsi, à côté de la success story de mon héros, des éléments d’ordre presque allégorique. Qu’il y ait des hélicoptères dans le ciel n’est pas moins scandaleux, pour la raison, que l’existence de l’âme…

Avez-vous la nostalgie d’une époque où, pour tout un chacun, le summum de la notoriété consistait à avoir été « vu à la télé » ?

Tout est parti d’un livre sur lequel j’étais tombé par hasard qui racontait la vie d’une star oubliée de la télé, emportée par un cancer. Cela m’avait fasciné que ce niveau de notoriété, presque inégalable, de la télévision triomphante, ait pu exister, au tournant des années 2000. Les assomptions télévisuelles dépassaient alors presque le domaine de la sociologie, pour tendre vers le mystique.

La télévision aurait-elle pu devenir le « huitième art » ? Et, selon vous, qu’est-ce qui l’en a empêchée ?

Je pense que c’est un art qui n’en finira pas d’être redécouvert, mais qui, trop commercial, trop hégémonique, aurait été caché en pleine lumière. Mais il y a dans la moindre publicité ancienne, dans le moindre documentaire sur une star de la variété, dans la moindre sitcom, revue après dix ou vingt ans, une charge émotionnelle bouleversante et intacte. Du générique de Thalassa à celui de Twin Peaks, les formes visuelles que la télévision a découvertes ont depuis longtemps rejoint le Panthéon des arts.

Aurélien Bellanger est né en 1980. Il est l’auteur de quatre romans, La Théorie de l’information, L’Aménagement du territoire, prix de Flore 2014, Le Grand Paris et Le Continent de la douceur, ainsi que d’une pièce de théâtre, Eurodance.

Entretien réalisé avec Aurélien Bellanger à l'occasion de la parution de Téléréalité.

© Gallimard