Page précédente
  • Imprimer

«Sade. Attaquer le soleil». Entretien avec Annie Le Brun

« Rend-on hommage à un volcan ? Aux rumeurs souterraines qui l’annoncent, à l’aridité sombre qui l’environne, à cette chape minérale qui soudain s’ouvre en faisceau de foudre déchiquetant l’horizon ? Question qui se pose dès lors qu’on cherche à faire justice au Marquis de Sade, car chez lui quelque chose de comparable est à l’œuvre. »

Peut-on considérer ce catalogue d’exposition comme bien plus qu’un catalogue ?
C’est à la fois un catalogue et un livre. Un catalogue, parce que la plupart des œuvres exposées y sont reproduites, et surtout un livre, puisque l’ouvrage se compose d’un texte unique, qui rend compte de ma réflexion autour de Sade. Sade a une pensée singulière lorsqu’il aborde le désir et forcément, à travers le désir, la question de l’irreprésentable. Cette singularité rencontre une préoccupation majeure de l’histoire de la représentation, tout particulièrement à ce moment de grand changement de sensibilité qui s’opère à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles.

Les titres des ouvrages que vous avez consacrés à Sade contiennent des mots puissants : «théâtre», «abîme», «volcan», «attaquer», «soleil»… S’agit-il de balises pour tenter de cerner Sade et son œuvre ?  
Plus que des balises, ce sont des éléments qui me sont apparus de façon très forte. Je n’ai jamais considéré Sade comme un philosophe, contrairement à tous ceux qui essaient de le réduire à ça. Il n’a pas de « pensée », mais une façon de penser qui procède d’un enracinement organique, physique. En ce sens, il remet complètement en cause l’abstraction philosophique. Ce n’est pas pour rien qu’il a écrit La Philosophie dans le boudoir, alors que les philosophes veulent tous mettre le boudoir dans la philosophie. Il ne fonctionne pas avec des concepts, ses références sont des forces naturelles comme les volcans, les astres. D’où l’intérêt extrême, aussi, qu’il porte à l’artifice, comme une façon de rivaliser avec la nature, d’exprimer cette violence naturelle en lui, qui n’est autre que le désir qui l’agite. Les excès de la nature et les excès du corps humain, c’est pour lui la même énergie.

Considérez-vous cet ouvrage, et l’exposition elle-même, comme une occasion de remettre Sade à sa vraie place ?
J’aimerais bien qu’elle fasse voir quels mécanismes de neutralisation ont pris le relais de son ancienne interdiction, le porno chic venant maintenant s’ajouter à l’entreprise académique d’en faire un philosophe ou littérateur comme un autre. L’enjeu est énorme : ayant été le premier à dire comment le désir est lié à une certaine criminalité, il a ouvert l’horizon de la modernité sur ce qui continue de nous hanter : comment penser la violence qui nous habite, quand les cadres traditionnels n’y parviennent plus ? C’est cela qu’on cherche à nous faire oublier et surtout qu’il a montré quelle liberté pouvait être inventée à la mesure du désarroi immense censé en résulter. D’autant que, ce faisant, Sade développe une vision du monde qui, pour affirmer une irréductible singularité, remet fondamentalement en cause tout anthropomorphisme. Car il est le premier, comme l’a très bien dit Desnos dès 1923, à penser «l’amour et ses actes du point de vue de l'infini».

L’historien de la littérature Mario Praz estimait que la littérature du XIXe siècle devait être placée «à l’enseigne du marquis de Sade». N’est-ce pas tout l’art du XIXe siècle qui devrait être ainsi placé ?
La pensée de Sade a travaillé le XIXe siècle dans ses profondeurs, et cela ne se limite pas, en effet, à la chose littéraire. J’ai été passionnée, lors de mes recherches pour cette exposition, de voir à quel point tout communique dans la nuit d’une époque. Bien sûr, au XIXe siècle, la liaison est très forte entre artistes et écrivains. Ainsi Delacroix – très proche de Baudelaire – a forcément lu Sade. Mais l’incroyable est que La Mort de Sardanapale pourrait passer pour une défense et illustration des Cent vingt journées de Sodome, alors que le texte en reste inconnu jusqu’au début du XXe siècle. Ce qui est en jeu dans ce tableau est emblématique de la rencontre de Sade avec la sensibilité du XIXe siècle : les questions qu’il a posées autour du désir sont celles qui inquiètent alors la peinture, jusqu`à provoquer cette révolution qui commence avec Ingres et Delacroix pour se prolonger à travers Cézanne et Picasso. En fait, c’est l’histoire d’un grand décentrement, au cours duquel le désir va devenir le sujet de la peinture. C’est une histoire secrète, souterraine qui, partant de La Philosophie dans le boudoir, aboutit aux Demoiselles d’Avignon – dont le titre de départ est Le Bordel philosophique. Et non sans raison, puisque, avec ce tableau, Picasso, d’une certaine façon, en arrive à mettre la peinture dans le boudoir, avant que le surréalisme ne reconnaisse le désir comme le grand inventeur de formes.

Précisément, cet ouvrage et cette exposition sont-ils le prolongement contemporain de la redécouverte de Sade par les Surréalistes il y a maintenant un siècle ?
D’une certaine manière sûrement, car, à la suite d’Apollinaire, ce sont eux qui se sont faits les passeurs passionnés de cette «façon de penser» sans équivalent. Les Surréalistes ont apporté une approche sensible et lyrique de Sade, qui évite le piège de sa neutralisation philosophique. À une époque où il fallait braver les interdits, ils ont été particulièrement sensibles à l’incarnation de la révolte que représentait Sade. Au point parfois d’en arriver à une sorte de dévotion, qui, à mes yeux, ne s’accorde pas vraiment avec un personnage qui a traqué toute forme de religiosité. Malgré cette «inflation», si je peux dire, leur approche de Sade reste l’une des plus justes et des moins réductrices qui soient. Desnos, en particulier, a mesuré l’ampleur de la réflexion et de la vision de Sade, estimant que sur la question de l’érotisme, il y a un avant et un après Sade. Ce qui est lié à son athéisme radical et, du même coup, à la place que le corps occupe dans sa «façon de penser».
Cela n’a pas été repéré en tant que tel par les surréalistes ni quel en est l’impact sur l’histoire de la représentation Quelque chose de très fort m’est apparu en travaillant sur cette exposition : le XIXe siècle est en quête d’un autre sublime à travers le symbolisme, qui se paye au prix d’une désincarnation tourmentée. À l’évidence, Sade n’est pas étranger à ce tourment, lui qui ne cherche qu’à atteindre à un sublime qui jamais ne fait l’impasse sur le corps. C’est ce que j’ai appelé «la première conscience physique de l’infini» : cette conscience d’un désir d’infini qui renvoie en chaque être à l’infini du désir. C’est en cela que Sade aura induit la modernité, en l’incitant à miser sur le désir comme fauteur de trouble et par là même comme le grand inventeur de formes que le surréalisme reconnaîtra le premier.

S’agit-il, dans le catalogue comme dans l’exposition, de «dire ce qu’on ne peut pas voir» et du même coup de «montrer ce qu’on ne peut pas dire», comme vous l’écrivez ?
Cette formule évoque l’influence étrange de Sade, la façon dont il a travaillé les profondeurs du XIXe siècle et continue de travailler notre sensibilité. On se trouve face à une pensée nue, qui n’admet aucun des présupposés religieux, idéologiques, moraux, dont, les uns et les autres, nous nous faisons les prisonniers volontaires. Car l’athéisme de Sade ne s’attaque pas seulement à la religion mais à ce qui nourrit en l’homme toutes les formes de servitude, d’acceptation. C’est en cela qu’il dit et fait voir ce qu’on ne veut pas voir. En ce sens, il est aussi dérangeant qu’au XIXe siècle et peut-être même plus.
L’exposition vise à révéler, au sens photographique du terme, cette insurrection du regard qui, par principe, n’a pas de fin. Si cela peut ébranler les sensibilités, le pari sera gagné.

Entretien réalisé avec Annie Le Brun à l'occasion de la parution du Catalogue de l'exposition «Sade. Attaquer le soleil».

© Gallimard 2014