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Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte d'Annie Ernaux.

«En 2008, Michelle Porte, que je connaissais comme la réalisatrice de très beaux documentaires sur Virginia Woolf et Marguerite Duras, m’a exprimé son désir de me filmer dans les lieux de ma jeunesse, Yvetot, Rouen, et dans celui  d’aujourd’hui, Cergy. J’évoquerais ma vie, l’écriture, le lien entre les deux. J’ai aimé et accepté immédiatement son projet, convaincue que le lieu – géographique, social – où l’on naît, et celui où l’on vit, offrent sur les textes écrits, non pas une explication, mais l’arrière-fond de la réalité où, plus ou moins, ils sont ancrés.»

Pourquoi avoir décidé de faire un livre à partir de ce documentaire réalisé en 2011 ?
Nous avions, Michelle Porte et moi, enregistré des heures et des heures d’entretiens. Comme il n’était pas possible de tout retenir, j’avais un sentiment de frustration, de perte définitive de quelque chose que je n’avais jamais dit nulle part  auparavant. Car il y avait là une parole plus spontanée, plus libre, que dans tous mes entretiens précédents.

Avez-vous réécrit ou réorganisé vos propos ?
Très peu, finalement, sauf un «nettoyage» par rapport à la version orale, pour la débarrasser des supports du langage, des trous, des hésitations… Le fil conducteur de Michelle Porte a été respecté.

Vous avez également choisi un autre titre que celui du documentaire, Le vrai lieu…
Nous sommes passées de lieu en lieu en commençant par le lieu réel où je me trouvais, ma maison de Cergy. Ensuite, nous avons parlé des maisons de l’enfance, le commerce de mes parents à Yvetot, mes quelques souvenirs de la  guerre à Lillebonne, pour en arriver enfin au sujet principal, l’écriture. Et le dernier mot de notre entretien, qui m’est venu spontanément, a été de dire que « si on me poussait dans mes derniers retranchements, l’écriture, c’était le vrai lieu ».

Trois ans après l’enregistrement de ces entretiens, avez-vous été tentée d’ajouter une postface ?
Non, j’ai laissé cela de côté. Je n’avais rien à ajouter sur les livres que j’ai publiés depuis. Mais j’ai eu envie de faire un « avant-dire » qui explique comment j’ai vécu ce moment d’entretien, parce que c’était la première fois que je me  retrouvais à parler devant une caméra pendant des heures. C’était important pour moi de dire que j’ai ressenti cette situation comme particulièrement violente. Pendant trois jours, j’ai eu l’impression d’être dans un huis-clos, de me trouver  dans un cabinet de psychanalyste alors que j’étais chez moi, dans mon propre bureau ! D’où une façon de parler, de me livrer sans doute comme je ne l’avais jamais fait. D’une certaine manière, c’était une vérité qui avait jailli, qui n’était pas la même vérité que celle de mes livres, ni celles des autres entretiens. C’était une des raisons de vouloir qu’ils soient publiés.

Vous parlez en effet de l’impression d’être devant un jury, presque un tribunal qui vous somme de dire toute la vérité…
Oui, tout à fait, parce que d’une certaine manière la caméra me tétanise. Enfin, elle ne me tétanise pas, elle me force, j’ai peur du vide, de la caméra qui tourne dans le vide. C’était une façon d’échapper à ce vide que de m’y engouffrer, au contraire, par la parole. Ce qui a donné une parole autre, peut-être moins contrôlée que je le souhaitais, et qui finalement présente une forme de vitalité qui ne s’est pas trouvée dans un autre lieu.

Avez-vous envie de travailler sur ce terrain très particulier du passage de l’oral à l’écrit ?
Non, je ne crois pas. C’est une expérience, mais je reste persuadée que c’est par l’écriture que j’atteins non pas ce que je considère comme ma vérité, mais une vérité plus générale. Au fond, ce qui est oral me paraît une vérité purement  personnelle. Alors que l’écrit est une vérité plus universelle.

Entretien réalisé avec Annie Ernaux à l'occasion de la parution de Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte.

© Gallimard 2014.