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L'Usage de la photo d'Annie Ernaux et Marc Marie. Entretien

Rencontre avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l'occasion de la parution de L'Usage de la photo en février 2005.

 Qu'entendez-vous par « usage » ?

Annie Ernaux  — Un matin, j'ai pris deux photos de nos vêtements qui gisaient sur le sol après l'amour, tant j'étais fascinée par la beauté de cette scène vouée à disparaître. Fixer, sauver cette beauté fugitive a constitué le premier « usage » de ces photos.

Marc Marie  — J'ai trouvé que c'était une bonne idée et pendant près d'un an, de mars 2003 au début 2004, nous avons régulièrement pris des photos, qu'au début nous nous sommes contentés de regarder en remarquant qu'aucune ne se ressemblait. Puis nous avons eu l'idée d'un deuxième « usage » : écrire à propos de ces photos. Nous en avons sélectionné quatorze, et chacun s'est mis à écrire sur ce que chaque image lui évoquait.

Au départ, donc, une forme de photo souvenir…

Annie Ernaux  — Oui, mais poussée à l'extrême. Comme une preuve matérielle de ce qui avait eu lieu là, de l'amour. Ensuite, cette preuve m'est apparue insuffisante, c'est l'écriture seule qui donnerait un supplément de réalité.

Marc Marie  — Progressivement, nous avons pris conscience que ces photos étaient parlantes. Et c'est en écrivant ensemble, mais séparément, que nous avons pu découvrir l'histoire à la fois commune et personnelle qu'elles racontaient. Une histoire d'autant plus forte que notre rencontre a coïncidé avec le fait qu'Annie était en chimiothérapie pour un cancer du sein.

Annie Ernaux  — Au départ, je ne voulais pas évoquer ma maladie. Mais au vu des photos, je ne pouvais pas oublier que, alors, je portais une perruque, que mon corps était devenu un champ d'opérations extrêmement violentes. Ces photos d'où les corps sont absents, où l'érotisme est seulement représenté par les vêtements abandonnés, renvoyaient à ma possible absence définitive.

Comment êtes-vous passés des photos au livre ?

Annie Ernaux  — Je n'attends pas de la vie qu'elle m'offre des sujets, mais des organisations nouvelles d'écriture. Les photos ont joué ce rôle de déclencheur, de catalyseur même, pour écrire ce qui m'arrivait, notre rencontre, le cancer, tout ce que jusque là je ne pouvais pas écrire, qu'il me semblait impensable d'écrire.

Marc Marie  — C'était pour moi très nouveau d'écrire sur le réel. Mais notre démarche nous semblait exiger ce type d'écriture, et non d'inventer une histoire à partir des photos. D'ailleurs, elles sont classées par ordre chronologique et toutes existaient quand nous avons commencé à écrire. Il n'y a aucune photo « de circonstance », ni la moindre mise en scène dans les objets photographiés.

Annie Ernaux  — La photo a toujours tenu une grande place dans mes textes, mais il s'agissait d'images anciennes de mon père, ma mère, de moi, que j'« interrogeais » dans le cours du récit : photo de mon père sur un chantier, de moi en communiante. Ici, les photos sont le point de départ, elles figurent dans le livre et celui-ci n'existerait pas sans elles.

Comment s'est passé le moment où chacun a fait lire ses textes à l'autre ?

Annie Ernaux  — J'avais très peur de découvrir que nous n'avions pas vécu la même histoire. Ça ne s'est pas produit. Je me demandais également si nos écritures ne seraient pas désaccordées, dans des registres incompatibles. Ce n'est pas le cas.

Marc Marie  — L'écriture est un fantastique révélateur. Là, malgré les différences de visions, nos textes sont complémentaires et expriment le même ressenti, jusqu'à employer les mêmes expressions pour définir tel ou tel détail. De toute façon, les deux voix restent distinctes jusque dans la mise en page : ce n'est pas un ouvrage à quatre mains. Et les textes sont non réécrits, non corrigés, non retouchés.

Annie Ernaux  — C'était la règle du jeu, rester dans la vérité, pour les photos et l'écriture.

© Éditions Gallimard