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L'Événement d'Annie Ernaux. Entretien

Rencontre avec Annie Ernaux, à l'occasion de la parution de L'Événement en mars 2000.

Vous avez choisi un titre un peu elliptique et énigmatique…

Annie Ernaux — L'événement que je raconte ici est un avortement — à l'époque forcément clandestin — qui a eu lieu en janvier 1964.
Ce souvenir-là ne m'a jamais quitté. Il représente dans ma vie, comme, je crois, dans celle de nombreuses femmes, que ce soit avant ou après la loi Veil de 1975, un événement au vrai sens du terme, c'est-à-dire quelque chose qui arrive et vous transforme. Cela dit, on peut très bien l'occulter par la suite, ce qui a été mon cas. Ce type d'événement féminin par excellence, qui concerne la vie, comme l'accouchement, est d'ailleurs de nouveau occulté, comme si le discours médical empêchait les femmes de se penser et de se dire.

Il vous aura fallu quelque trente-cinq ans pour écrire sur cet événement…

Annie Ernaux — C'est vrai, même s'il rôde dans plusieurs de mes livres, en particulier dans mon premier roman, Les Armoires vides, où l'héroïne, dans l'attente du résultat d'un avortement clandestin, se rappelle son enfance et sa jeunesse. Mais ce n'était pas le thème du livre. Là, c'est devenu la matière dans laquelle j'ai plongé pour l'explorer. Depuis une dizaine d'années seulement, j'ai commencé à voir tout ce qu'impliquait cet avortement, pas seulement parce que ça avait été très dur et que j'avais failli en mourir. C'était une expérience de la vie et de la mort qui m'avait fortement structurée, qui m'avait donné une autre vision sur le monde. Tout cela est venu progressivement. Mais je n'osais pas le dire, une sorte de silence intérieur s'était installé. Il y a quelque chose qui pèse sur tout ce qui relève de l'expérience proprement féminine et qui fait qu'elle a beaucoup de mal à se dire, en dépit de ce que l'on raconte sur la libération des femmes.

Vous dites « silence »…

Annie Ernaux — D'abord, il y avait le silence des années soixante, parce que toute femme qui en était « passée par là », comme on disait, se sentait coupable. Ensuite, les femmes ont dit ce qui leur était arrivé, mais dans le contexte de la lutte pour la libéralisation de l'avortement. J'ai moi-même fait partie de ces groupes et j'ai raconté, pour un « livre noir » de l'avortement, ma propre expérience, mais sous un tout autre aspect.
J'ai toujours du mal à expliquer pourquoi il est si difficile d'en parler. Peut-être parce que si l'on en parle autrement qu'en termes de « choix de la femme », etc., on est tout de suite vaguement suspecté d'être « contre ». On se tait sur l'expérience réelle de l'avortement. Il y a, par exemple, une chose que je n'ai jamais dite avant de l'avoir écrite : c'était que j'étais fière d'avoir subi cette épreuve-là. Comment expliquer cette fierté ? C'était pour moi comme une expérience initiatique, l'épreuve du réel absolu.

L'épreuve du réel, ou tout au moins son expérience, fait partie de votre champ d'écriture…

Annie Ernaux — Avec Journal du dehors, puis aujourd'hui avec La Vie extérieure, j'exprime mon besoin de saisir le présent à travers ses signes extérieurs, que je rencontre aussi bien dans les lieux collectifs, comme le RER, le métro, la rue, les grands magasins ou les centres commerciaux, qu'à travers la télévision, la radio… J'essaie de retenir quelque chose de ce qui passe et retourne très vite au néant. J'ai besoin de garder la mémoire du présent, de m'immerger dans la réalité de la ville, d'être traversée par la vie extérieure.

© Éditions Gallimard