Vies perpendiculaires d'Álvaro Enrigue. Entretien
Rencontre avec Álvaro Enrigue à l'occasion de la parution de Vies perpendiculaires en février 2009.
« Pourquoi tout le monde parle-t-il d’Álvaro Enrigue ? », se demandait le journaliste chilien Gonzalo Maier au cours d’un entretien avec vous il y a quelques semaines. Depuis que Roberto Bolaño, peu de temps avant sa mort, vous a cité comme l’un des jeunes romanciers les plus prometteurs, votre popularité n’a cessé d’augmenter. Vos derniers livres, Hipotermia (2005 [paru en français sous le titre Hypothermie en 2012]) et Vies perpendiculaires (2009) ont été non seulement salués par la critique mais aussi lus par un public de plus en plus large qui se passe votre nom de bouche à oreille. Comment vous expliquez-vous cet intérêt croissant ?
Álvaro Enrigue — D’un côté, cela me met mal à l’aise car ce que je voulais, c’était être un écrivain culte, mais je crois que Mario Bellatin a déjà pris cette place dans notre génération. D’un autre côté, la célébrité littéraire n’en est pas vraiment une, c’est à peine une forme de reconnaissance. Elle implique, tout au plus, d’apprendre à lire dans les aéroports et à écrire dans les hôtels. C’est une chose agréable et qu’on peut tout à fait maîtriser : je n’ai pas accepté d’autre invitation après le Salon du Livre de Paris car cela me suffit pour m’immerger dans un anonymat heureux et productif. Mon bureau n’est ni une tour d’ivoire ni une retraite à la Montaigne, mais il a un mur très haut qui me suffit. Et puis on peut toujours aussi retourner pour quelques années à la vie académique américaine, sombre et glacée comme une tombe mais idéale pour qui veut écrire un gros livre.
Vous avez vécu et travaillé pendant plusieurs années aux États-Unis, et vous avez eu l’occasion de connaître à fond un pays et une culture qui maintiennent traditionnellement une relation assez conflictuelle avec le Mexique. Quelle est l’influence de ces années américaines sur votre parcours d’écrivain ?
Álvaro Enrigue — Les États-Unis et le Mexique sont de tristes jumeaux : ce qui fonctionne parfaitement d’un côté du Rio Bravo est un désastre de l’autre côté et inversement. En plus, c’est la seule frontière d’une profondeur abyssale au monde — deux cosmologies s’y affrontent constamment — et par conséquent, c’est aussi le royaume des pires interprétations mutuelles imaginables. La difficulté d’être mexicain aux États-Unis n’est comparable qu’à la difficulté d’être américain au Mexique — ma femme est américaine et je peux vous assurer que nous le ressentons aujourd’hui que nous vivons de ce côté de la frontière. Au point que la seule solution envisageable à mes yeux est celle que j’ai choisie sans m’en rendre compte à vingt ans : avoir des enfants ayant les deux nationalités. Les statistiques l’emportent là où la raison échoue. Mais être mexicain au Mexique n’est pas non plus facile : mon pays est depuis un demi-siècle en désamour avec lui-même. Mexico est sans doute la seule ville au monde dont absolument tous les habitants pensent qu’ils seraient bien mieux n’importe où ailleurs (et cela est faux : c’est une ville fonctionnelle, prodigieuse et inépuisable, où il y a tout).
À propos de vos livres, on souligne en général l’humour, l’ironie qui les traversent mais aussi le jeu pervers sur les limites entre nouvelle et roman. On a dit par exemple que Vies perpendiculaires est un roman qui se construit à partir de différentes histoires, de différentes nouvelles.
Álvaro Enrigue — En réalité, je ne suis tout simplement pas capable d’écrire ni un roman simple, symétrique et qui commence une année et se termine l’année suivante ni un livre composé d’unités indépendantes. Au fur et à mesure des années, j’ai rationalisé cela et j’en ai conclu que c’était l’esprit du temps : j’appartiens — fait du hasard — à la première génération d’écrivains digitalisés du monde. Les processus de communication me semblent être naturellement des questions de flux et de réseaux, ainsi, tandis que la génération antérieure avait Roland Barthes — qui était une sorte de prophète du temps structuraliste — j’ai eu pour ma part Stephen Hawking, qui a confirmé sa prophétie : si le fait que le temps avance d’arrière en avant n’est qu’un phénomène contingent, la narration — qui est le temps tenu au creux de la main — devrait se déplacer de façon plurivoque. Il est donc naturel que ce que j’écrive fonctionne plus comme un i-pod en fonction « random » ou comme un exemplaire de Slate, que comme un roman de Balzac. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’intéresse pas à la tradition. Ce que j’aurais voulu écrire c’est Moby Dick, seulement, mon siècle m’a fourni d ’autres outils.
Il est curieux que tant dans l’œuvre de votre compatriote Mario Bellatin que dans la vôtre, la figure du père joue un rôle si important. Il semblerait donc que plus d’un demi-siècle après sa parution, l’influence de Pedro Páramo (1955) de Juan Rulfo n’ait pas disparu de la littérature du Mexique postmoderne.
Álvaro Enrigue — Je crois que la génération mexicaine des années 1930 s’est chargée de l’abolition du mythe de Cortés et de la Malinche. Les livres de Sergio Pitol, par exemple, ont déjà d’autres préoccupations. L’Art de la fugue, livre clef pour ma génération, est précisément construit autour de l’absence de la mère (et non du père) comme vaccin contre le roman — parfait, au demeurant — de Juan Rulfo. En réalité, je suis beaucoup plus traditionnel que ne l’est la forme de
mes livres. En écrivant Vies perpendiculaires — un roman sur le parricide et le meurtre du fils — je pensais plus au romantisme allemand et combien il aurait été salutaire que le décret sur la mort du Père — divin — ne fût pas suivi d’une installation d’idéologies-père. Aller plus loin que Foucault et commencer aussi à oublier le XXe siècle. C’est à nouveau une question de flux et de réseaux : ne pas substituer à la figure hiérarchique de laquelle émanent toutes les autres une autre figure hiérarchique — Staline, la Révolution Mexicaine ou l’État des Lumières — mais la remplacer au contraire par le néant incompréhensible, généreux et total des bouddhistes. Finalement, je crois que les doctrines traditionnelles expliquent mieux le mystère de nos cataclysmes émotionnels.
Traduction de Gersende Camenen
Éditions Gallimard