Page précédente
  • Imprimer

Edén, vie imaginée d'Alejandro Rossi. Entretien

Rencontre avec Alejandro Rossi, à l'occasion de la parution de Edén, vie imaginée en janvier 2009.

Comme les personnages de Edén, vie imaginée, vous aussi avez été dans votre enfance et votre jeunesse un grand voyageur. Vous êtes né en Italie, vous passez votre enfance et votre adolescence entre l’Argentine et le Venezuela, vous faites vos études en Angleterre et en Allemagne, et finalement vous entreprenez de vous installer, de vivre et d’écrire au Mexique. Comment et pour quelle raison arrivez-vous dans ce pays et décidez-vous d’y rester ? Comment s’inscrit une figure cosmopolite telle que la vôtre dans le paysage de la vie intellectuelle et littéraire mexicaine ?

Alejandro Rossi — Mon père était italien, originaire de Florence, et ma mère était vénézuélienne. J’ai grandi dans un foyer bilingue et très tôt je me suis habitué à passer d’une langue à une autre, d’une culture à une autre et d’un pays à l’autre. Moi aussi, je suis né à Florence et c’est en Italie que j’ai passé mon enfance, parsemée de quelques voyages au Venezuela et en France. J’ai vécu au Venezuela et à Buenos Aires, où j’ai terminé — des années décisives — mes études secondaires. Lorsque je suis arrivé à Mexico, je venais des États-Unis, attiré par la Faculté de Philosophie et de Lettres de Mexico, où l’on trouvait à l’époque le meilleur de la pensée en langue espagnole. Je m’étais mis en quête d’une langue littéraire et je crois que c’est pendant ces années-là que j’ai choisi le castillan. Au milieu des années cinquante, j’ai fait la connaissance d’Octavio Paz et j’ai partagé avec lui, des années plus tard, l’aventure des revues Plural et Vuelta (dont j’ai été directeur intérimaire) et c’est à travers elle que j’ai participé activement à la modernisation du débat littéraire et politique mexicain pendant presque trente ans.

Edén, vie imaginée est un livre qui transcrit et recrée plusieurs épisodes de l’enfance et de l’adolescence d’un enfant florentin Alessandro, Alex, Negro, chez qui le lecteur reconnaît rapidement vos propres traits, ceux de l’auteur. Votre livre se situe sur ce territoire intermédiaire entre roman et autobiographie, que certains désignent aujourd’hui par le terme « auto-fiction » et que d’autres appellent plus simplement « autobiographie romancée ». Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir ce genre plus contemporain qui jouxte la fiction, plutôt que les traditionnelles mémoires ou que l’autobiographie ?

Alejandro Rossi — Il est difficile de répondre à cette question, car les mécanismes qui meuvent la mémoire et le désir ne sont jamais évidents pour celui qui écrit. Je vous dirai que, en principe, je voulais juste raconter un épisode ou quelques épisodes de la vie d’un enfant italien qui fuit l’Europe en guerre avec sa famille et part en Amérique latine en se disant qu’un jour il retournera en Italie, que son voyage est un voyage aller-retour. Mais les choses ne se passent pas ainsi, Alessandro ne retourne jamais plus en Italie car pendant ce voyage, il entre dans l’adolescence, découvre un monde inconnu qui le fascine et aussi cette ivresse de l’amour et du mal qui nous arrache pour toujours à l’enfance. Raconter cela en style autobiographique m’aurait probablement privé d’une liberté qui fait du récit des aventures et des mésaventures d’Alessandro quelque chose, je l’espère, de bien plus séduisant et intéressant.

L’histoire d’Alessandro et de votre famille est celle d’une fuite mais aussi celle d’une quête. Vous laissez derrière vous une Europe en flammes pour un continent inconnu et incertain : cette Amérique latine qui vous accueille et permet que la vie de toute la famille recommence. Mais il y a quelque chose de plus dans l’histoire d’Alessandro : la recherche d’une identité qui s’effectue non seulement parmi deux continents, mais aussi parmi plusieurs langues, à tel point qu’on finit par se demander si une des clés de cette histoire, qui est la vôtre, ne réside pas dans le fait que finalement elle est écrite en espagnol plutôt qu’en italien.

Alejandro Rossi — Effectivement, un des thèmes centraux d’Edén, comme on peut le voir dans le texte lui-même, est le passage d’une culture et d’une langue à l’autre. Dans le livre, Alessandro n’a pas encore cessé de parler italien et il vit quelques-uns des événements les plus importants de son adolescence, comme par exemple de tomber amoureux, en italien. Mais l’homme qui raconte l’histoire de ce gamin est pratiquement depuis toujours un auteur de langue espagnole et il ne pourrait ni ne voudrait pas aujourd’hui utiliser une autre langue pour la raconter. Ainsi « l’enfant dicte et l’homme écrit », sans qu’on puisse très bien déterminer où se trouve ce point qui marque la solution de continuité entre les deux, cependant que l’un comme l’autre porte la marque d’un changement de langue.

Au Mexique, Edén, vie imaginée a obtenu le prix Xavier Villaurrutia, en 2007, un des plus prestigieux et des plus importants du pays. Comment imaginez-vous que votre livre va être lu en France ? Ou plutôt, comment souhaiteriez-vous qu’il s’y lise ?

Alejandro Rossi — J’aimerais que le public français, issu d’une grande lignée littéraire, lise Edén sans attendre des exotismes faciles ou des messages de rédemption politique. J’aimerais que le livre soit lu comme un exercice libre de mémoire et d’imagination qui tente de cerner ce subtil mouvement de la vie qui modifie progressivement les être et les choses, puis les transforme, souvent sans qu’il ne le sachent eux-mêmes, en une matière nouvelle et prodigieuse, en un « autre » des plus inattendus.

Traduction de Serge Mestre

© Éditions Gallimard