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Mapuche de Caryl Férey. Entretien

Rencontre avec Caryl Férey à l'occasion de la parution de Mapuche en avril 2012.

Qui sont les Mapuche du titre ?

Caryl Férey — Mapuche signifie « les gens de la terre ». C'est le nom que se donnent les autochtones du Chili et d'Argentine, qui occupaient ces territoires avant l'arrivée des Européens. Ils ont été massacrés par les colons, qui les tiraient à vue à la Remington : facile, la pampa est toute plate… Au final, 800 000 morts. Jusqu'à ces dernières années, les survivants n'étaient même pas recensés : c'était une ethnie fantôme. Dans mon esprit, ce peuple fantôme renvoie aussi aux fantômes des disparus de la dictature argentine.

L' Argentine du roman est très loin des clichés sur ce pays, comme le tango…

Caryl Férey — Au départ, j'avais même décidé de ne pas parler du tango : réduire l'Argentine au tango, c'est comme réduire la France à la baguette. Sur place, j'ai réalisé que le tango fait vraiment partie de l'âme argentine. Mais j'avais peu de clichés sur le pays : mon boulot, c'est d'abord un boulot de journaliste, c'est plutôt ma sensibilité qui me fait parler de l'Argentine, et j'en parle à travers les gens que j'ai rencontrés. Ce qui m'intéressait, c'était surtout l'histoire politique de l'Argentine.

Justement, où s'arrête la documentation, où commence la fiction ?

Caryl Férey — Pour être juste, je crois qu'il n'y a absolument rien d'inventé. Quand Rubén, un des personnages principaux, raconte l'horreur de ce que lui, son père et sa petite sœur ont subi, j'ai simplement repris les témoignages de gens qui ont été enlevés et torturés. En les lisant, on plonge directement dans l'épouvante. Je n'aime pas donner une idée manichéenne du monde, mais plus je me documentais, plus je me rendais compte que, là, les méchants étaient une bande de salopards difficilement excusables…

Ce passé semble encore extrêmement présent…

Caryl Férey — Complètement ! Jusqu'à l'arrivée du président Kirchner, en 2003, il n'y avait eu que quelques procès, et son prédécesseur Carlos Menem avait voulu une amnistie définitive. Le problème est que beaucoup de « répresseurs » sont tellement mêlés au système néolibéral qu'ils se retrouvent économiquement au pouvoir, qu'ils ont pignon sur rue et appartiennent à des lobbies puissants. Ainsi, lors des premiers procès, certains témoins essentiels ont été enlevés…

Mapuche mêle l'espionnage, la politique, le suspense… mais c'est peut-être surtout une histoire d'amour ?

Caryl Férey — C'est pour moi l'axe central. Autant le contexte historique, politique, social de l'Argentine m'intéresse, ce qui m'intéressait le plus était d'écrire une histoire d'amour. J'espère que les lecteurs auront de l'empathie pour Rubén et Jana, les deux héros, qu'ils seront heureux qu'ils s'aiment.

Rubén et Jana s'en sortent-ils un peu moins « cabossés » qu'au début de leur histoire ?

Caryl Férey — Oui, tout comme l'Argentine. C'est le seul pays d'Amérique du Sud qui a combattu ses « répresseurs », et les Argentins, à commencer par les Grands-mères et les Mères de la place de Mai, se battent encore pour ça, ce sont des combattants. Il y a du boulot, mais ce qui compte, ce n'est pas forcément le but, c'est le chemin, et ils sont sur le chemin. Il fallait que mes héros eux aussi soient sur le chemin, qu'ils ne soient pas que des victimes, qu'ils luttent toujours.

Après Haka et Hutu en Nouvelle-Zélande, Zulu en Afrique du Sud, maintenant Mapuche en Argentine… Deviendriez-vous un auteur tribal de l'hémisphère sud ?

Caryl Férey — Au fond, je suis passionné par l'anthropologie en général. Ce qui m'intéresse le plus, c'est d'étudier comment les Européens ont colonisé ces pays et ces peuples de l'hémisphère sud, bien moins connu que l'hémisphère nord. Après les pays anglophones (la Nouvelle-Zélande et les Maoris, l'Afrique du Sud et les Zoulous), je pense que l'Argentine et les Mapuche inaugurent une longue série. La suite se déroulera dans les communautés mapuche du Chili, puis je remonterai le continent : la Bolivie, le Pérou…

© Éditions Gallimard