Retour aux documents
  • Imprimer

Jacques Dars (1937-2010)

Traducteur des grands textes classiques chinois, dont Au bord de l'eau dans la Pléiade, Jacques Dars a dirigé la collection Connaissance de l'Orient fondée par Étiemble en 1956. Il fut ainsi l'un des principaux artisans de la diffusion des littératures d'Orient en France.

« Jacques Dars. Un génie au parcours fantasque », par André Velter

Comment parler d’un homme de génie qui s’est ingénié, sa vie durant, à tenir à très grande distance toute forme de reconnaissance ? Une telle modestie alliée à tant de dons éclatants, à tant d’érudition tonique, à tant d’élégance d’être n’est guère d’usage sous nos latitudes, et même sous aucune autre latitude. Jacques Dars, à l’instar des vagabonds qu’il affectionnait, surtout quand ils prenaient silhouette de clochards célestes, était un anticonformiste né. Consacrant, en 1970 sous la direction de Jacques Gernet, une thèse de doctorat d’état à La Marine chinoise du Xe siècle au XIVe siècle, thèse décisive, méticuleuse, impeccablement documentée et qui balayait l’idée reçue de Chinois confucéens allergiques à l’espace maritime, il prenait soin de placer en épigraphe une citation d’Alfred Jarry : «Je suis d’autant mieux persuadé de l’excellence de mes calculs et de son insubmersibilité que, selon mon habitude invariable, nous ne naviguerons point sur l’eau, mais sur la terre ferme…» Tout Jacques Dars était là, dans cette mitoyenneté voulue de l’exploit intellectuel et de la dérision bienfaisante. Accomplir son œuvre certes, mais ne se glorifier de rien.

Quelle œuvre pourtant que la sienne ! Celle d’un chasseur de trésors qui assumait pleinement et prenait au pied la lettre sa fonction de chercheur au CNRS, celle également d’un alchimiste qui aura révélé les grands textes de la littérature chinoise en en faisant de fabuleux textes de langue française. Quand il publie en 1978 sa traduction d’Au bord de l’eau, le roman-fleuve le plus populaire en Chine, il montre qu’avec lui le traducteur devient un co-auteur, voire l’alter ego de l’auteur. La version française est en effet si époustouflante, d’une truculence et d’une virtuosité quasi démoniaque, qu’elle révèle à l’évidence un magnifique écrivain, et se trouve publiée d’emblée en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade, adoubée par Étiemble qui clame son émerveillement : «Ce joyau de la littérature chinoise devient, dès sa première version française, un joyau de notre prose, un maître livre de notre littérature.» Tous les ouvrages qui vont suivre confirment cet art de la translation inspirée et généreuse qui va requérir Jacques Dars tout entier.

Car c’est exclusivement aux autres qu’il consacre son talent, à ceux qu’il repère à travers les siècles comme ses compagnons de rêverie, de colère et d’enchantement. Des Contes de la Montagne sereine de Hong Pian (1987), aux Randonnées aux sites sublimes de Xu Xiake (1993) et au Passe-temps d’un été à Luanyang de Ji Yun (1998) (trois forts volumes publiés dans la collection Connaissance de l’Orient chez Gallimard), il poursuit une exploration à la fois littéraire et existentielle. Les écrits qu’il choisit, tous imprévus, malicieux, souvent délicatement subversifs, participent pleinement de sa quête personnelle ; des nouvelles des Ming (En mouchant la chandelle, Gallimard 1986) aux récits fantastiques de la Chine ancienne (Aux portes de l’enfer, Picquier 1997) jusqu’aux Carnets secrets de Li Yu (Picquier 2003) où il est impossible de décider qui, du vieux Chinois du XVIIe siècle ou de Jacques Dars, découvre la voie exaltante et aventureuse vers le bonheur «dans un véritable feu d’artifice d’inventions et de recettes pour transformer le quotidien en une perpétuelle création, pleine de grâce et de surprises.» Oui, comme érudit, comme insoumis, comme ami et frère-juré, Jacques Dars était bien ainsi : étincelant, discret, fantasque, irremplaçable.

André Velter, décembre 2010

« Jacques Dars traducteur », par Étiemble

La littérature chinoise fit son entrée dans la Pléiade en 1978, avec la parution de Au bord de l'eau (Shui-hu-zhuan), dans une édition de Jacques Dars. Étiemble — grand connaisseur des langues orientales et fondateur de la collection Connaissance de l'Orient — salua le remarquable travail de traduction auquel Jacques Dars consacra huit ans de sa vie.

[...] Je dirai d'abord ce que le traducteur, Jacques Dars, ne pouvait pas révéler dans sa préface : préface, rassurez-vous, où il n'omet rien de ce qui touche à la genèse du roman chinois, à la genèse et aux vicissitudes de ce roman-ci : le passage du conte oral aux premiers récits confiés à l'écriture, les agglutinations en séquences romanesques, les rédactions diverses et leur portée. Il traite également bien de la langue d'un genre officiellement méprisé par les mandarins voués ceux-ci à l'essai, à la poésie, genres nobles. Tout est dit, fort bien dit.
Mais ce traducteur, qui déplore les défauts de son œuvre, qui sait trop bien qu'une traduction n'est jamais finie, jamais «définitive», comment aurait-il avoué l'essentiel, à savoir que, grâce à lui, ce joyau de la littérature chinoise devient, dès sa première version française, un joyau de notre prose, un maître livre de notre littérature. Voilà donc le double joyau que tout à l'heure j'annonçais.
Au moment où l'on réfléchit sérieusement à l'art des traducteurs, au rôle décisif de ces méconnus, à leurs droits moraux et financiers, il est salutaire que sorte en librairie une traduction qui, tout en respectant ce que la théorie de ce genre littéraire nous a permis de conclure touchant le traduisible et l'intraduisible, prouve joyeusement, avec une force, une beauté rarement atteintes, s'agissant surtout de la langue chinoise, que le Shui-hu est traduisible ; qu'il est traduit, n'en déplaise à certains linguistes : et même admirablement traduit. [...] Jacques Dars démontre que la traduction est possible, celle y compris d'un roman écrit, récrit, voilà des siècles et en langue chinoise vulgaire ; qu'on doit et qu'on peut tout traduire, sans omettre un seul paragraphe, une seule phrase, un seul mot et qu'en acceptant de gagner autrement sa vie, comme enseignant par exemple, ou comme chercheur au C.N.R.S., on peut donner huit ans de cette vie — labor improbus, labeur par conséquent probe entre tous — à parachever les deux tomes du Shui-hu, à les enrichir d'une préface et de notes où tout est précisé qui permet une lecture intelligente.

Travail de bénédictin, si l'on veut. Travail d'artiste, en l'espèce. Pourquoi répugner au mot propre ? De chacun des poèmes chinois qui s'insèrent dans les chapitres du roman, Jacques Dars obtient un poème français dont j'ai pu vérifier, sur quelques exemples, que, sans jamais trahir le sens, il exprime en mètres français, en rimes françaises, tout ce qui d'un poème chinois peut se restituer en français : les rimes justement, et les mètres. Avec le résidu irréductible : les tons d'une langue à tons ne peuvent se transposer dans un idiome comme le nôtre ; manquent d'autre part dans le poème français quelques redondances perceptibles à l'œil dans le poème chinois, où il arrive que plusieurs caractères comportent la même clef (signe graphique définissant un champ conceptuel écrit, mais non sonore) : l'alphabet n 'est pas l'idéogramme.
Cela précisé, qui va de soi, de toutes les traductions que j'examinai d'un peu près dans ma langue, et quelle qu'en soit la langue de départ [...], celle de Jacques Dars est l'une des plus belles, l'une des plus fidèles. Aux belles infidèles, à quoi succédèrent si longtemps les laides fidèles, et jusqu'aux laides infidèles, voici succéder [...] le très beau temps, enfin, des belles fidèles. Des très belles très fidèles.
Qui eut la chance de recevoir une lettre, un simple billet signé Jacques Dars, ne peut qu'y discerner à chaque phrase la langue et le ton d'un écrivain français. Que m'importe qu'il n'ait publié ni roman, ni pamphlet, ni poèmes Il ne me déplaît pas, au contraire, que pour une fois un écrivain français nous soit révélé, et même prodigué, tout au long, prose et poésie, des deux mille pages d'un très ancien roman chinois. [...] Et maintenant, courez vite au-devant des deux beaux écrivains que vous révèle d'un seul coup cette Pléiade : le romancier chinois, et le traducteur français.

Étiemble, dans Luo Guan-Zhong, Shi Nai-an, Au bord de l'eau. Avant-propos (extrait), 1978 (« Bibliothèque de la Pléiade »)

Les traductions de Jacques Dars aux Éditions Gallimard

La collection Connaissance de l'Orient

© Éditions Gallimard