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Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Guillaume Apollinaire a parcouru en vingt ans tout le champ de la sensibilité et de l’expression poétiques, de la fin du symbolisme à la veille du surréalisme. Critique d’art, il fut non seulement le défenseur du cubisme et de la peinture nouvelle, mais le témoin éclairé de toute la production de son temps. Et son œuvre de conteur, de dramaturge, de journaliste aussi, n’a pas fini de surprendre.
« Mon cher petit Lou », dans
la collection « Folio 2 € ».
Fils naturel d'une Polonaise émigrée et d'un officier italien qui ne se préoccupera jamais de lui, Apollinaire (de son vrai nom Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky) fait en 1899 l'expérience, décisive pour son œuvre, de l'amour et de la déception, et commence à écrire. Il mène une vie de bohème qu'interrompt, deux ans plus tard, un séjour en Allemagne : précepteur, il voyage en Bohême et en Autriche, et passe quelques mois en Rhénanie. La beauté et les légendes de cette région imprègnent sa poésie, tandis que son amour malheureux pour Annie Playden, la jeune gouvernante anglaise de son élève, lui inspirera la belle Chanson du mal-aimé (1903).
De retour à Paris, Apollinaire se fait le porte-parole de tous les mouvements artistiques d'avant-garde de son époque. Il vit avec Marie Laurencin à qui il consacre de nombreux poèmes. Il participe activement à la réflexion esthétique et sera l'un des théoriciens du cubisme.
Il se lie avec Léon-Paul Fargue, André Salmon et Max Jacob, et il fonde plusieurs revues littéraires. Il publie en 1909 son premier ouvrage, L'Enchanteur pourrissant, illustré par Derain, dans lequel le magicien Merlin et la fée Viviane dialoguent dans une atmosphère étrange. L'Hérésiarque et Cie (1910), recueil de contes fantastiques et baroques pleins de verve, précède un premier volume de poèmes, Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée (1911), illustré par Raoul Dufy et composé de quatrains délicats.
Première édition
d'Alcools, 1913.
Mais le chef-d'œuvre d'Apollinaire reste Alcools, publié au Mercure de France en 1913. En alexandrins, en vers libres rimés ou seulement assonants, le poète évoque ses expériences et manifeste sa volonté d'être nouveau.
En 1914, Apollinaire s'engage et rencontre une jeune femme, Lou, à laquelle il adressera une longue correspondance en vers et de nombreux poèmes. Ayant demandé à combattre, il est grièvement blessé à la tête en 1916 et, trépané, rejoint Paris où, la même année, ses amis publient son recueil Le Poète assassiné, un récit émouvant à l'humour douloureux et au lyrisme baroque.
En 1917 est représenté Les Mamelles de Tirésias, « drame surréaliste » d'une bouffonnerie provocante en ces temps tragiques. Calligrammes, publié en 1918, est un nouveau recueil de poèmes, dont beaucoup ont été inspirés par son expérience de la guerre et son amour pour Lou. Cependant, atteint par la grippe espagnole, Apollinaire meurt le 9 novembre 1918, et certains de ses écrits, posthumes, ont été rassemblés dans divers recueils.
Indications bibliographiques
› Œuvres de Guillaume Apollinaire aux Éditions Gallimard
Livres d'art
Correspondances
- Guillaume Apollinaire, Correspondance avec les artistes (1903-1918), Gallimard, 2009.
- Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou, Gallimard, 1969. Repris dans « L'Imaginaire » en 2010.
- Guillaume Apollinaire, Lettres à Madeleine suivi de Tendre comme le souvenir, Gallimard, 2005. Repris en « Folio » en 2006.
- Guillaume Apollinaire, Lettres à sa marraine (1915-1918), Gallimard, 1951.
- Guillaume Apollinaire, Paul Guillaume, Correspondance, édition de Peter Read, introduction de Laurence Campa et Peter Read, Gallimard, 2016 (« Art et Artistes »).
- Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso, Correspondance, Gallimard, 1992 (« Art et Artistes »).
Guillaume Apollinaire par Henri Ghéon, 1913
On peut juger diversement M. Guillaume Apollinaire — et encore, si diversement qu'on le juge, risquer de se tromper toujours. Il appartient à une génération qui sait tout ce qu'elle doit à ceux qu'on a nommés à tort ou a raison les symbolistes, mais qui, sans prendre position contre eux, reçut leur héritage composite sous bénéfice d'inventaire. Loin de rejeter leurs bizarreries, M. Apollinaire les a cultivées après eux. On n'est pas sûr pourtant, que dans sa dévotion, il n'ait pas apporté une sorte d'ironie, et d'autre part certains traits de son œuvre dénoncent la plus sympathique candeur. Tenez ! il « lance » les cubistes ; il orne son recueil de vers [Alcools, au Mercure de France] de son portrait par Picasso, chef-d'œuvre indéchiffrable de trigonométrie. Croit-il à cet art-là ? Oh ! je ne dis pas non. Mais il y a façon de croire. Il y croit — et il trouve amusant d'y croire ; et son amusement est tel, si sincère, si expansif, qu'au besoin il lui tiendrait lieu de croyance.
J'imagine que c'est ainsi qu'il entreprend chacun de ses poèmes ; il commence peut-être par en rire, mais finit par s'en émouvoir ; par le chemin des pires artifices, il arrive qu'il remonte au cœur. Dire qu'il est influencé, c'est dire qu'il cherche en dehors de lui ses prétextes ; mais il fait tant, qu'à peine commencé, son poème ne ressemble déjà plus à ce qui put le susciter. Qu'il manie tour à tour le verset des Nourritures ou celui des Cinq grandes Odes, le vers libre, la laisse médiévale, l'alexandrin ou les petits quatrains du Parnasse et de la Pléiade, n'importe ! L'influence se fond bientôt dans une sorte de charme composite, où la culture entre pour une part avec toutes ses affections et l'émotion directe, authentique, pour une autre part, du moins dans les meilleures pièces.
Henri Ghéon, « Alcools, par Guillaume Apollinaire », La NRF n° 56, août 1913
Guillaume Apollinaire par Alberto Savinio, 1942
Quand je le connus, Apollinaire habitait le 202 du boulevard Saint-Germain. Il fallait gravir les six étages qui sont de règle dans toute maison parisienne. Jusqu'au cinquième étage, l'édifice présentait le caractère plat et légal d'une quelconque habitation bourgeoise*. Un tapis d'escalier rayé à bandes grises accompagnait les marches de bois luisant, et sur chaque palier se dressaient trois portes comme dans le Calvaire. Du sixième étage partait un petit escalier supplémentaire : la porte du poète tombait juste sur la dernière marche.
Quelle différence entre la sonnette du riche et celle du pauvre ! L'une retentit immédiate et joyeuse, l'autre vibre lointaine et inquiète. La patte de lièvre suspendue à la porte d'Apollinaire déclenchait à la moindre traction un carillonnement champêtre, qui se prolongeait tandis que le visiteur était traîtreusement examiné par le judas. Entre le premier coup de sonnette et l'entrée dans l'appartement, l'on ressentait les affres d'un condamné à mort. Le judas n'était pas placé au milieu de la porte, mais dans la paroi derrière le visiteur. Demandeur, la porte demeurait insensible au monologue de la sonnette ami, elle s'ouvrait par enchantement comme dans le palais d'Alcine, sur une antichambre où les yeux en amande des idoles congolaises veillaient parmi les premiers témoignages du Cubisme et des fruits tropicaux portant des mamelons monstrueux. De là s'élevait encore un petit escalier qui menait à la passerelle du commandement, au cabinet de travail du poète, qui donnait sur un paysage urbain où, du gris des mansardes, émergeait, tel un ballon d'or, la coupole des Invalides.
D'Apollinaire « à la maison » je garde, également précis, les souvenirs propres à l'été et d'autres rattachés à l'hiver. À chaque changement de saison, le poète opérait un déménagement « intérieur » et se transférait de la passerelle de commandement à l'étage au-dessous, et vice versa. Ses amis, peintres et écrivains, collaboraient à ces déménagements. Le lit, les fauteuils bringuebalaient sur les épaules des Cubistes. Apollinaire dirigeait les opérations et donnait un coup de main pour autant que l'asthme et son rembourrage de graisse le lui permettaient.
Un jour je le trouvai tout enveloppé de laine, assis à côté d'un poêle ronflant. André Derain, qui était présent, lui demanda si cette chaleur ne le faisait pas maigrir. « Vous voyez bien que non* », répondit Apollinaire avec regret. La graisse était son ennemie : en novembre 1918, elle lui étouffa le cœur.
Alberto Savinio, « Guillaume Apollinaire », dans Hommes, racontez-vous, Gallimard, 1994 (« L’Étrangère »). Trad. de l'italien par Sandra Ducrot.
* En français dans le texte
Écrivain et auteur dramatique, musicien et peintre, de son vrai nom Andrea De Chirico (et frère cadet du peintre Giorgio), Alberto Savinio (1891-1952) s'était lié avec Guillaume Apollinaire, qui le fit collaborer aux Soirées de Paris.