« Pour moi, la poésie, son écriture sont liées, de manière sororale, à ce que Géricault fut le seul peintre français à évoquer de manière souveraine : la course des chevaux libres, à Rome, mais aussi l'alliance amoureuse du cavalier et de sa monture. J'écris des poèmes comme "avant la charge", dans l'espace de batailles imaginaires, une mêlée de corps et d'armes, où j'avance et je tourne. J'ai écrit comme on galope le long de la mer, jusqu'à la nuit tombée et l'épuisement absolu. S'ils sont impuissants à rendre cette pensée-vie en mouvement, son cabrement et sa vitesse en colère, les mots me semblent toujours plus lourds, plus inutiles que le silence.
Cette perspective cavalière m'aide à me rappeler le but : la coïncidence du corps, de la pensée et de ce que, faute de modestie, j'ai appelé, dans un livre qui précéda mai 68, la "trajectoire" des idées révolutionnaires dans l'espace commun des hommes. On pourrait la nommer, plus sobrement, le laser de la révolte. Les occasions de se révolter n'ont jamais moins manqué. Elles augmentent partout en fréquence : le droit à la révolte reste le plus actuel de tous. Car la révolte n'est pas une manière de refuser le réel, ni de se taper la tête contre les murs. Elle est une manière de regarder les murs pour mieux y repérer les portes, les renverser s'il le faut. Éveil électrique de la conscience, elle déclenche des réactions rapides, une vivacité de pensée imprévisible. Elle profite de la moindre surprise pour passer à l'acte, se manifester par un changement subit de comportement — une nouvelle façon de parler, de faire signe aux autres, des improvisations impatientes et contrôlées, une certaine manière de bouleverser l'air et l'atmosphère, de modifier en toute occasion, dans la hâte et la jubilation, les associations habituelles, les liaisons entre les choses : le grand jeu que joue la poésie avant de s'écrire. »

Alain Jouffroy, Manifeste de la poésie vécue, 1995