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« Continents Noirs » a 20 ans

Tant la littérature peut abolir le temps, ainsi qu’une passion chaque jour renouvelée, qu’Antoine Gallimard me confiait — c’était hier ! — la direction de la nouvelle collection de la rue Gaston-Gallimard, au cours de notre désormais historique voyage à Libreville (janvier 1999) où langue était prise en public pour fonder, au cœur de la Maison, « Continents Noirs ».

Jean-Noël Schifano. Photo Francesca Mantovani © Éditions Gallimard

Jean-Noël Schifano

On le sait, les cinq premiers titres, promesse tenue, ont vu le jour en janvier 2000 et nous sommes, avec les auteurs, retournés au Gabon pour les présenter. Parmi les cinq, Gaston-Paul Effa et Le Cri que tu pousses ne réveillera personne, toujours un de nos auteurs aujourd’hui, Justine Mintsa dont Histoire d’Awu, récemment traduit aux États-Unis, ne cesse d’être réédité, Sylvie Kandé et son premier ouvrage, Lagon, lagunes, préfacé par Édouard Glissant, La Révolte du Kòmò du Malien Aly Diallo ; parmi eux, Antoine m’a proposé de publier, tel un levain novateur et créateur dans la collection, ce chef-d’œuvre venu des littératures africaines, L’Ivrogne dans la brousse du Nigérian Amos Tutuola, roman traduit en 1953 par Raymond Queneau. Une exigence NRF qui n’a cessé de s’affirmer au cours des ans.

Laissez-moi dire qu’en 1999, année du choix des premiers auteurs et de préparation des premiers ouvrages, rien, dans les littératures africaines et afro-universelles, n’était évident : quelques mois auparavant Tutuola (Éditions Faber and Faber, à Londres) était mort dans la plus grande indifférence de tous les médias sans exception, y compris anglais. Pas une ligne, pas une image. Ce géant du monde entier n’entrait même pas au purgatoire, puisque personne ne s’était rendu compte de sa mort… La reconnaissance des littératures africaines était si maigre que certains, bien avisés dans les milieux éditoriaux, me mirent en garde : attention, tu vas faire une boulette, c’est Queneau, sous un pseudo, qui a écrit L’Ivrogne dans la brousse… Eh oui !… Comment pouvait-on imaginer que pareil roman, rabelaisien, villonien, mais surtout et avant tout, né d’un coït ivre entre culture grecque et culture yoruba, comment penser que pareil roman initiatique et initiateur pût sortir d’une plume de brousse ?!... Pouviez-vous dire, en 2000, que vous relisiez, pour le publier de nouveau, un roman yoruba ?… Même saint Germain en aurait perdu son auréole !... C’est à cette époque, où les littératures africaines en France notamment ne suscitait qu’une attention distraite, que prend son essor « Continents Noirs ».

Sami Tchak. Les Fables du moineau, Gallimard, 2020 (« Continents Noirs »)

20 ans après : 51 auteurs publiés, avec un tirage moyen de 3000 exemplaires — et des rééditions régulières —, 120 titres courant année 2020, une moyenne de 6 titres par an. Dès le début, trois voies sont clairement établies dans nos choix.
1) Les découvertes, qui représentent une bonne partie des auteurs « Continents Noirs » : entre autres, Sylvie Kandé, donc, Ousmane Diarra dont le dernier roman, La Route des clameurs, voit le jour en Folio, Théo Ananissoh, Nathacha Appanah, Frédéric Ohlen, Scholastique Mukasonga, Boniface Mongo-Mboussa et son Désir d’Afrique préfacé par Ahmadou Kourouma, que nous publions aussi en Folio cette année des 20 ans pour partager plus largement encore ce désir qui anime la collection et ses lectrices et ses lecteurs ; Gaël Octavia, Libar M. Fofana, Aminata Aidara, Fabienne Kanor, par exemple ; Koffi Kwahulé, son premier roman, Babyface (2006) ; et, ce premier trimestre des 20 ans, deux premiers romans de deux jeunes auteures qui décoiffent et recréent une langue dans la structure romanesque même : Noire précieuse d’Asya Djoulaït ; Un monstre est là, derrière la porte de Gaëlle Bélem…

2) Les renaissances. Des auteurs dispersés, des auteurs aux débuts peu salués, des auteurs négligés dans leur ampleur, des auteurs un peu oubliés, à la recherche d’un point d’ancrage pour leur œuvre : ils se retrouvent avec bonheur partagé dans « Continents Noirs ». Entre autres, Eugène Ébodé me confie La Transmission (que nous publions aussi en Folio cette année) ; Sami Tchak dit être vraiment « entré en littérature » l’année 2001 avec Place des Fêtes (« roman culte » clame justement, quelques années après sa publication, JMG Le Clézio) ; Marie-Thérèse Humbert, grande dame de la littérature mauricienne, me propose son roman, pivot d’une œuvre, Les Désancrés (2015) ; Gaston-Paul Effa est, de « cri » en « cri » d’enfant exilé (Le Cri que tu pousses ne réveillera personne, 2000, La Verticale du cri, 2019) heureux de me confier à nouveau ses manuscrits ; le déjà classique Henri Lopes publie dernièrement un essai et deux romans dans « Continents Noirs », dont Le Méridional (2015) où le monde métis, cœur de son œuvre, se déploie du Congo à la Vendée ; Ananda Devi qui nous a donné à publier, jusqu’à présent, quatre de ses plus beaux livres — et qui postface, en ce vingtième anniversaire, avec un texte de folle sensualité, Les Fables du moineau, autre ouvrage qui sera « culte » (prenons le pari !) de Sami Tchak... Nimrod, auteur confirmé d’une quarantaine d’ouvrages, a tenu à publier son dernier roman, La Traversée de Montparnasse, dans « Continents Noirs », et nous en sommes réjouis et fiers.

3) Les racines des littératures africaines et des afro-descendants, avec des auteurs majeurs tels que Mongo Beti et ses mille pages des trois tomes du Rebelle ; ou le génial Tchicaya U Tam’si dont trois volumes de l’œuvre complète ont vu le jour dans notre collection, trois mille pages qui faisaient l’admiration de Michel Tournier et de tant de monde, puisqu’il a frôlé et le Goncourt et le Nobel. Ses poésie complètes, J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, tendent un fil vibrant entre Baudelaire et Rimbaud. S’il a boité comme un diable depuis son enfance, il a écrit comme un dieu toute sa vie…

Au cours de ces années, une trentaine de prix ont distingué nos créations littéraires, parmi lesquels : le prix Renaudot et le prix Kourouma 2012 à Scholastique Mukasonga pour Notre­-Dame du Nil ; le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs 2012 à Libar M. Fofana pour L’Étrange rêve d’une femme inachevée ; le prix Wepler-Fondation La Poste, mention spéciale pour La Fin de Mame Baby de Gaël Octavia ; le Grand prix littéraire de l’Afrique noire en 2004 pour l’ensemble de son œuvre à Sami Tchak, en 2006 à Edem pour Port-Mélo, en 2015 à Eugène Ebodé pour Souveraine Magnifique, en 2016 à Blick Bassy pour Le Moabi Cinéma. Prix RFO du livre 2003 pour Les Rochers de Poudre d’Or, premier roman de Nathacha Appanah, dont le deuxième roman, Blue Bay Palace, obtint le Prix littéraire des océans Indiens et Pacifiques. Prix des Cinq Continents de la francophonie 2013 pour Made in Mauritius d’Amal Sewtohul…

Asya Djoulaït, Noire précieuse, Gallimard, 2020 (« Continents Noirs »)

Ainsi se développe, dans « Continents Noirs », une littérature non frelatée, et qui est loin de toute dépigmentation — selon la si forte métaphore d’Asya Djoulaït dans son roman Noire précieuse — ; une littérature qui ne se retrouve pas dans le politiquement, culturellement, linguistiquement, sentimentalement, gestuellement, sociétalement, dans le litterary correct où, par conformisme et paresse, se dépigmentent les mots, les sujets, les styles, la respiration créatrice même. Métissages, certes. Dépigmentations, nenni !

« Continents Noirs » est devenue, au fil des années, une collection de découvertes, d’affirmations, de liberté totale où, comme nous le souhaitions dès le départ, s’invente et se développe la pluralité des écritures dans les littératures de la diaspora africaine. Des littératures africaines, afro-européennes, diasporiques qui font le tour du monde puisque un écrivain de Nouvelle Calédonie y est né, Frédéric Ohlen nous a rejoint en 2014 avec son historique Quintet.

Les deux « s » de « Continents Noirs » n’auront échappé à personne, voulant signifier d’abord que chaque écrivain est un continent et que son écriture de liberté issue du continent africain parcourt le monde sur les traces profondes, dramatiques et continues des migrations. Des écritures poreuses, en expansion, métamorphoses, contrastes infinis, réalistes baroques (souvent dans la foulée ivre d’Amos Tutuola), où les auteurs — celles et ceux qui traduisent aussi : traduit par Nathacha Appanah, le roman de la mauricienne anglophone, Natascha Soobromanien, Genie et Paul (2018), un sacré coup de jeune à Paul et Virginie ! — s’approprient avec une exigence singulière la langue française, l’aiment, la pétrissent, la métissent, l’exaltent et poussent son expression sans limites géographiques ni linguistiques.

Jean-Noël Schifano

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