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Terraqué d'Eugène Guillevic

En juillet 1939, dans Europe, Jean Cassou annonce un court cycle de poèmes d’Eugène Guillevic sous le titre « Argile ». Mais ce mot « argile », aussitôt que le poète l’a donné, semble ne plus lui convenir. Il cherche dans le Petit Larousse un mot dérivé de terre… terrien, terrestre, terroir… et tombe sur terraqué, qu’il ne connait pas et qui désigne le globe terrestre, de terra et aqua, composé de terre et d’eau ; terme employé, précise le dictionnaire, par Voltaire et Victor Hugo, comme adjectif : ce globe terraqué… — Guillevic est d’ailleurs surpris de le trouver bientôt par hasard dans À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, au sujet du Bois de Boulogne. Peu importe : il tient désormais son titre.

Eugène Guillevic, Terraqué suivi d'Exécutoire, Gallimard, 1968 (« Poésie/Gallimard »)

Terraqué d'Eugène Guillevic,
repris en « Poésie/Gallimard »
en 1968.

« Terraqué » introduit exactement au pays d’entre terre et mer de ses poèmes ; cela renvoie à son pays natal, Carnac dans le Morbihan : espace préhistorique de rochers, de vagues… Depuis le début des années 1930, l’écriture est chez lui une activité très solitaire et très secrète, à quoi il s’essaie en marge de son travail à l’Administration de l’Enregistrement puis au Ministère des Finances et des Affaires économiques. D’une nature cartésienne, il n’entre pas du tout dans l’esprit surréaliste en vogue dans ces années-là ; il ne souhaite rien concéder au rêve et ne croit pas au hasard objectif : le premier ensemble concret qu’il a achevé s’appelle « Choses ». Il a voulu évoquer par la suite, mais de la façon toujours la moins personnelle qui soit, son enfance de garçon pauvre et sensuel, volontiers batailleur, lanceur de pierres et ravageurs de landes. Il a le sentiment que ce qu’il écrit est tellement différent de ce qu’il lit (à l’exception des poèmes sans image de Jean Follain) que cela ne pourra pas paraître ; qu’en tout cas, cela n’intéressera personne. Ce qui lui importe est de tourner le regard vers les choses simples, élémentaires : armoires, rocs, pomme… Peut-être que d’avoir vécu assez longtemps parmi des gens qui parlaient le breton, puis l’alsacien, lui a fait approcher avec timidité les mots français qu’il emploie, comme si les plus humbles (chaises, assiettes…) n’étaient pas pour lui des mots de tous les jours.
Redoute-t-il la publication ? Si on néglige ses rares textes d’extrême jeunesse, ce n’est en effet que passé trente ans, et après huit ans d’écriture, qu’il a consenti à publier certaines pièces du futur Terraqué. Il n’en a pas donné aux revues avant 1938 ; — (le Requiem qu’il a fait paraître chez Tschann l’année précédente, suite à sa lecture de Marx, il l’écarte finalement, par scrupule d’expression, de la composition ultime de son recueil). Les vraies premières pièces, il les a confiées au numéro deux du Pont Mirabeau, que dirige le poète Livet. Ce sont des morceaux brefs, mais insolites et quasi terrifiants ; au sommaire, ils voisinent avec des textes de Follain, Ganzo, Toursky et Tortel. L’année suivante, il a envoyé à Commune un poème à la mémoire des morts de la guerre d’Espagne. En 1942, Follain, qui l’a de suite reconnu comme écrivain, préface une de ses plaquettes, « Rocs ». Tardieu ne tarde pas à la remarquer. « Je voulais vous écrire pour vous parler des ‘‘Rocs’’ », lui écrit-il le 18 mai, « — mais je les aime tant, et leur halètement sourd m’obsède, me harcèle tellement, je me sens tellement roc moi-même à leur contact que je n’ai plus pour eux qu’un silence noir et confus de reconnaissance. »

C’est à peu près à ce moment que Guillevic réorganise l’ensemble de ses poèmes en volume sous le nom (on l’a dit) Terraqué. Dans ce titre, il souhaiterait qu’on entende le mot « traqué », vu qu’il confie son recueil à Gallimard pendant l’Occupation. Il s’est longuement demandé s’il devait ou pas publier. Mais il pense que ne pas le faire, c’est priver les gens de la lecture de choses saines, dont ils ont besoin. D’autant plus que sa poésie appartient sourdement à la résistance sous toutes ses formes : à l’occupant, de même qu’au langage. Néanmoins, sa joie de publier est vite éclipsée par le départ de sa compagne, Colomba, vers la zone sud — elle porte l’étoile jaune. Seul le bon accueil qu’on réserve à son livre l’aide à traverser cette période difficile de sa vie.

La NRF n° 293, mai 1977. Archives Éditions Gallimard

« Présence de Guillevic », textes
recueillis par Pierre Oster, dans
La NRF de mai 1977.

Guillevic est heureux d’être accepté comme un poète par des gens de qualité : Eluard, Cassou. On s’étonne autour de lui qu’il soit né tout armé de son ton et de son espace. Mais il y a aussi des refus : un article dans Le Rouge et le Noir l’éreinte. Le 26 juin, René Gérin se plaint dans L’Œuvre du papier gâché. Un jour chez Lipp, Guillevic est assis pas loin de plusieurs poètes : Paul Fort, Théophile Briand, ils parlent de Terraqué. Paul Fort dit : « Ce Guillevic, il ne serait pas capable de faire un alexandrin. » Son ami Follain présente quelques-unes de ses œuvres dans Textes de poètes 41-42. Une note de Drieu la Rochelle dans La NRF d’août est enthousiaste. Le 27 mai 1943, c’est au tour d’Audiberti de le saluer très chaleureusement dans Comœdia. Paru la même année que Le Parti pris des choses de Ponge, Terraqué marque ainsi l’affirmation dans la poésie française, après le surréalisme, d’une littérature nouvelle, inaugurée peut-être par Follain, où semble se réaliser le vieux rêve rimbaldien d’une poésie « objective », presque sans image. « Une curieuse poésie », écrira Philippe Jaccottet. Elle « tend parfois à la vraie sentence d’almanach, comme il y en eut, voilà très longtemps, dans Les Travaux et les Jours. Je crois qu’il ne déplairait pas à Guillevic d’être notre Hésiode : ils ont en commun la rudesse et le goût de la règle ».

Amaury Nauroy

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