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Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger

Gallimard publie Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger en mars 1942, dans une traduction de Henri Thomas. Ce roman fut interprété comme un violent réquisitoire contre l'hitlérisme – mais, mystérieusement, Ernst Jünger bénéficia de l'indulgence du dictateur.

Ernst Jünger. Sur les falaises de marbre, Gallimard, 1942. Édition originale. Archives Éditions Gallimard

Édition originale de Sur les falaises
de marbre, 1942.

Fin février 1939, sous l’injonction d’un rêve, Ernst Jünger commence à Überlingen, près de la frontière suisse, un récit allégorique, La Reine des serpents. Mais ce n’est qu’au printemps, et mieux installé près de Hanovre, à Kirchhorst, dans un immense presbytère, qu’il s’attelle véritablement à son livre. « Il s’agit de montrer que dans la décadence, où se concentre tant de matière obscure, le rationalisme est le principe le plus décisif », écrit-il dans son journal, en date du 5 avril. Puis, le 16 de ce mois, il donne à son « Capriccio » un nouveau titre, Sur les falaises de marbre : « Peut-être exprime-t-il encore mieux l’accord de beauté, de grandeur et de péril que je pressens ».
Héros glorieux de la guerre de 1914, et auteur d’un volume, Orages d’acier, qu’aussi bien Gide que Hitler ont considéré comme « le plus beau livre de guerre » qu’ils aient jamais lu, Jünger n’est pas dupe des intentions du Führer. À partir de la « nuit de cristal », il a pris ses distances avec la politique nazie. Ce pogrom contre les Juifs d’Allemagne l’a si profondément répugné qu’il est à l’origine, entre autres choses, de sa conception de Sur les falaises de marbre. « Exilé de l’intérieur », Jünger cherche à y décrire cette situation d’une façon mythique, mais avec beaucoup de précision. Jusqu’à la fin mai 1939, chaque matin, devant les grands buissons de cytise qui brillent merveilleusement au jardin, il travaille donc « assez bien » aux Falaises. Et si les choses vont ensuite un peu moins vite, c’est qu’il prend « la peine de fouiller chaque phrase du texte jusqu’à la perfection ». Le 28 juillet, tard dans l’après-midi, il met la dernière main à son œuvre : « Il me semble avoir à peu près réalisé ce livre comme je l’imaginais – quelques passages mis à part où l’esprit s’est trop tendu, de sorte que la langue a été comprimée et est devenue cristalline ; elle y ressemble à un fleuve qui charrie des glaçons. Elle devrait déboucher sur une prose sans vibrations et sans rotation, d’une grande fixité. » Le 12 août, l’écrivain achève de mettre le tout au net ; il enferme dans son cartonnier le manuscrit original, après l’avoir daté.
Aussitôt qu’il l’a lu, son frère s’inquiète : « Ton livre, ou bien ils l’interdiront dans les quinze premiers jours, ou bien jamais. » Mais Jünger est mobilisé le 26 août, et nommé capitaine. S’il n’a pas spécifiquement pensé au Führer en inventant le personnage du « Grand Forestier », il ne peut s’empêcher d’y songer en corrigeant les épreuves du livre, le 10 septembre. Son immédiat succès, d’ailleurs, ne l’enchante pas ; le roman apparaît trop clairement « comme un merle blanc tout à fait à part » dans la littérature sous le Troisième Reich. Le chef de la censure nazie en demande l’interdiction ; toutefois, par admiration des premières œuvres de Jünger, Hitler souhaite qu’on le laisse tranquille.
À partir de juin 1941, dans Paris occupée, Jünger travaille donc à l’état-major et vit à l’hôtel Raphaël, avenue Kleber. Le 6 août, Gallimard rachète à son éditeur allemand les droits de quatre de ses livres. En octobre, Henri Thomas écrit dans La NRF de Drieu une note enthousiaste sur Les Falaises de marbre, dont il entreprend la traduction, de même que celles du Cœur aventureux (1942) et des Jeux Africains (1944).

Jünger fréquente beaucoup le milieu littéraire, voit Paulhan aussi bien que Montherlant, Morand, Cocteau, Jouhandeau, Léautaud, et même Céline qu’il n’apprécie guère. Le 22 février 1942, Madeleine Boudot, la secrétaire de Gallimard, lui remet les placards des Falaises de marbre et le livre enfin paraît. Jünger est impressionné par le travail rusé de son traducteur. Le 11 mars, il s’en entretient avec Gaston Gallimard, qui lui « donne une impression d’énergie éclairée, aussi intelligente que pratique – celle même qui doit caractériser le bon éditeur. Il doit y avoir aussi en lui quelque chose du jardinier ». Jünger est l’écrivain allemand le plus lu en France à cette époque. Entre avril et mai 1943, il intervient auprès du général Von Stülpnagel pour que le neveu de Gaston – sur qui on souhaite d’évidence faire indirectement pression – ne soit pas requis par le Service du Travail Obligatoire, le STO. Gaston lui en sera toujours reconnaissant. Drôle d’époque. Si Les Falaises de marbre est perçu par certains résistants comme un livre de chevet, le 13 juillet, Jünger apprend que sa lecture réconforte les soldats allemands sur le Front de l’Est. Mais les choses se gâtent. Ayant été mêlé à l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, Jünger se retrouve soudain au centre d’un cyclone, auquel il échappe presque miraculeusement.

Ernst Jünger. Sur les falaises de marbre, Gallimard, 1979 (« L'Imaginaire »). Archives Éditions Gallimard

Édition de 1979 dans
« L'Imaginaire »

À la libération, il a de même la surprise, le 30 juin 1945, d’entendre commenter les Falaises de marbre par l’émetteur de Londres ; mais il est un peu agacé qu’on veuille n’y lire qu’un récit à thèse là où il a voulu renouer dans des circonstances tragiques avec les puissances fraternelles d’un monde sans âge. Le hasard veut aussi que, une fois l’Allemagne envahie par les Alliés, un officier du nom de Stuart Hood ait fait partie de ses « occupants », au presbytère de Kirchhorst ; découvrant avec passion Sur les falaises de marbre, celui-ci le traduit de retour en Écosse.

Par la suite, le roman a beaucoup été interprété par les critiques français : Béguin, Caillois, Blanchot, Nadeau, au point que Jünger a reconnu avoir été mieux lu en France que partout ailleurs. Par rapport à la Ferme des animaux (1945) de George Orwell, dont on a l’a rapproché parfois, le chef-d’œuvre de Jünger n’est pas une fable à clés, ni même une stricte allégorie des forces en action dans un régime totalitaire ; son vrai pouvoir réside dans sa langue, qui tire le livre entier vers le poème en prose. Plus encore que le Roi des Aulnes, Le Rivage des Syrtes est sans doute le roman français qui a fait entendre le timbre de voix le plus proche des Falaises de marbre, essayant d’atteindre le fond d’une réalité politique par le biais du mythe, à travers plusieurs couches de rêve.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, 1979 (« L'Imaginaire »). Maquette de 2017.

Édition de 2017 dans
« L'Imaginaire »

Amaury Nauroy

Indications bibliographiques  

 
 

En revue

  • Jean Clair, « Cœur intermittent, cœur aventureux : Proust et Jünger » dans La NRF n° 347, décembre 1981
  • Federico Federici, « L'œuvre d'Ernst Jünger » dans La NRF n° 336 et 337, février et mars 1942
  • Lucette Finas, « Ernst Jünger à Paris (1941-1945) » dans La NRF n° 357, octobre 1982
  • Jean Grosjean, « Ernst Jünger » dans La NRF n° 309, octobre 1978
  • Henri Thomas, « Sur les falaises de marbre, par Ernst Jünger » dans La NRF n° 332, octobre 1941

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