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Le Roi des Aulnes de Michel Tournier

Révélation de l’année 1967 avec Vendredi ou Les Limbes du Pacifique, Michel Tournier publie trois ans plus tard Le Roi des Aulnes. Ce grand roman, qui  revisite le mythe de l'Ogre, a été récompensé par le prix Goncourt à l'unanimité.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Gallimard, 1970. Archives Éditions Gallimard

Le Roi des Aulnes, prix Goncourt 1970.

Cela se passe en 1962 ou en 1963. Michel Tournier travaille chez Plon. Un jour, parmi les manuscrits qu’il donne à lire en paquets à Robert Poulet (critique littéraire renommé mais compromis, semble-t-il, parce qu’il écrit dans des journaux d’extrême droite), il glisse Les Plaisirs et les pleurs – titre proustien – d’un inconnu, un certain Olivier Cromorne. Quinze jours plus tard Robert Poulet revient, enthousiaste : « Je tiens un chef-d’œuvre, j’ai découvert un grand auteur, Olivier Cromorne ! » Après quoi Tournier a toutes les peines du monde à calmer ce pauvre dupe en lui disant la vérité : que Cromorne, c’est un nom d’invention calqué sur celui d’un instrument à vent dont la traduction en allemand serait simple : Krumm et Horn, cor et courbe ; ce Cromorne n’est autre que lui, Tournier. Il voulait juste savoir comment un lecteur tout à fait extérieur à son cercle de copains du lycée puis de la fac (Nimier, Deleuze, Butor…) réagirait à l’un de ses gribouillages. Mais il n’a aucune intention de le faire paraître en l’état. Des manuscrits comme Les Plaisirs et les pleurs, il en a déjà écrit quatre ou cinq. Depuis 1958 il s’est peut-être davantage acharné sur celui-là, mais il veut faire autre chose. Dans son idée, ce journal pervers d’un garagiste (futur Abel Tiffauges), écrit à la première personne, doit constituer l’ouverture d’une œuvre plus ample ; son récit doit continuer après l’entrée de la France dans la guerre. Il faut tout reprendre.
À cette époque, il tombe d’ailleurs sur une réédition de Robinson Crusoé et abandonne Les Plaisirs et les pleurs pour rédiger un roman sur le mythe de Daniel Defoe. Ayant des entrées chez Gallimard, une fois qu’il l’a achevé, plutôt qu’à Plon il l’envoie rue Sébastien-Bottin. Dominique Aury lui téléphone et il apprend vite que Queneau – avec qui il aura toujours d’étranges non-relations – lui a apporté son soutien : Vendredi ou Les limbes du Pacifique est publié chez Gallimard, remporte à l’automne le Prix de l’Académie française et connaît dès lors un immense succès de librairie. Son employeur, Plon, qui, dans un premier temps, avait apprécié que Tournier ne l’embarrasse pas avec ses propres manuscrits, est, dans un seconde temps, furieux que son livre « marche » et lui signale par courrier qu’il est licencié. Ainsi poussé à vivre de son écriture, Tournier reprend son manuscrit Les Plaisirs et les pleurs.
Il habite depuis 1957 à Choisel dans un presbytère, convoité, un temps, par Aragon. C’est après neuf heures du soir que commence pour lui sa journée d’écrivain ; elle se termine un peu avant la nuit. Un livre, qu’est-ce que c’est ? Deux ans d’enquête, deux ans de rédaction, dit-il. Dans un contexte de Nouveau Roman qui a créé chez les lecteurs l’envie d’une littérature d’aventure et d’imagination, Tournier s’emploie à composer quelque chose de très romanesque, qui mêle l’Histoire, la philosophie, et le mythe. Toutefois, « l’imaginaire n’est pas l’imprécis ».

Son histoire se déroulant dans une région qui a disparu en 1945, partagée entre l’URSS et la Pologne : la Prusse Orientale, où Tournier n’a jamais mis les pieds, il compense son inexpérience de ce pays par un luxe de précisions indiscutables. Il pille sans vergogne tout ce qui est géographie, histoire, anatomie, archéologie, technologie, dévalise les dictionnaires, les traités de colombophilie militaire, de vénerie. Il consulte les quinze épais volumes des « minutes » du procès de Nuremberg. Il oblige même un ébéniste à revivre la période maudite de sa captivité en Mazurie, à lui livrer des épisodes et des détails qu’aucune tête n’aurait pu inventer. De même que Flaubert, pour qui il a une vénération, Tournier dresse d’abord un plan, fait des fiches sur les personnages, les paysages, connaît la fin de son récit dès la première page. Il cherche à construire ici son roman sur le modèle de L’Art de la fugue de Bach. Le titre, au reste, a changé : ce sera Le Roi des Aulnes, en référence à la célèbre ballade de Goethe.
Le roman paraît chez Gallimard en 1970, aussitôt soutenu par une presse chaleureuse. François Nourissier, dans Le Magazine littéraire, le signale comme un « composé savoureux de Gracq et de Marianne Andrau, de Pierre Benoît et de Georges Bataille », notant que « nous assistons à l’apparition d’un de ces grands livres secrets qui jalonnent, sourdement ou dans l’éclat d’une gloire immédiate, le chemin de la littérature ». Son ami de Tübingen, Claude Lanzmann, le félicite en privée. Son éditeur ayant au moins un témoin, Queneau, dans le jury de l’Académie Goncourt, Tournier reconnaît avoir senti venir le prix. Son livre l’obtient à l’unanimité, ce qui ne s’est jamais vu. Seulement il est un peu attristé qu’il lui manque la voix des Goncourt à laquelle il tenait le plus, savoir celle de Giono qui venait de disparaître et dont il avait adoré Le Chant du Monde.
Le Roi des Aulnes est derechef  un colossal succès de librairie, aussi bien en France que dans plusieurs autres pays européens. Avec les années, Michel Tournier est devenu un auteur étudié dans les classes, sans doute davantage pour son Vendredi que pour Le Roi des Aulnes, lequel a atteint un public plus adulte. Le cinéaste Volker Schlöndorff l’adapte en 1996 sous le titre L’Ogre. Ce roman a introduit une dimension politique dans le mythe ogresque, appelé à avoir une postérité littéraire chez Chessex et Pennac. À quelle œuvre comparer Le Roi des Aulnes dans les romans les plus récents, on ne voit guère qu’aux Bienveillantes parce que ce livre lui-aussi pose la question du mal en littérature à travers une expérience perverse de l’Allemagne nazie.

Amaury Nauroy

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Michel Tournier à la NRF en novembre 1970, à l'occasion de l'attribution du prix Goncourt. Photo André Bonin © Éditions Gallimard

Michel Tournier à la NRF en novembre 1970, à l'occasion de l'attribution du prix Goncourt.

Indications bibliographiques

   

  • Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Gallimard, 1970. Repris en « Folio » en 1975.
  • Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, avec un dossier réalisé par Jean-Bernard Vray, Gallimard, 1996 (« Folio plus »).

© Éditions Gallimard