Retour à Histoire d'un livre
  • Imprimer

La Jeune Parque de Paul Valéry

« À André Gide / Depuis bien des années, j’avais laissé l’art des vers ; essayant de m’y astreindre encore, j’ai fait cet exercice, que je te dédie. P[aul] V[aléry] (1917) ». La Jeune Parque, vaste poème, marque le grand retour de Valéry à la poésie, après vingt-cinq ans de silence. Gaston Gallimard  veillera en éditeur attentif à l'édition de cette luxueuse plaquette tirée à six cent exemplaires.

Paul Valéry. La Jeune Parque, Gallimard, 1917. Édition originale. Archives Éditions Gallimard.

Éditions originale de La Jeune
Parque, 1917

Pas du tout pressé d’accéder à la gloire, Paul Valéry, en 1911, n’a fait paraître aucun poème depuis presque vingt ans. Il en a alors quarante. Son vieux camarade André Gide, qui l’a connu par Pierre Louÿs en 1890, juge qu’il est plus que temps de faire paraître un volume de ses œuvres. L’occasion par ailleurs est excellente. Le comptoir d’éditions de la NRF vient d’être fondé ; Gide et Gallimard recherchent tout naturellement des manuscrits. Si Valéry n’était pas si désabusé par son passé de poète, la chose se ferait simplement. Mais il faut revenir sans cesse à la charge. Le 15 juillet, Gaston vient lui réclamer ses papiers directement chez lui. Sans doute a-t-il aussi dans l’idée que Valéry pourrait l’aider bientôt à publier à la NRF les Poésies de Mallarmé, qui fut son « cher Maître » ; — en mai 1891, celui-ci l’avait encouragé à garder son « ton rare ». Gide, donc, attend.

Stéphane Mallarmé, Poésies, Gallimard, 1913. Édition cartonnée. Archives Éditions Gallimard

Édition cartonnée des
Poésies de Mallarmé,
1913.

N’ayant rien reçu le 31 mai 1912, il redemande à Valéry ses poèmes « + La Soirée avec M. Teste + La Méthode de Léonard + plus les divers fragments de cette époque ». Non sans réticence, le 23 juillet, l’écrivain cède à la condition qu’il puisse retoucher à ses vieux vers et en ajouter d’autres pour la publication. Ici commence l’écriture de « La Jeune Parque ». Cette nouvelle pièce au titre lamartinien (« Jeune Parque tenant le fil et le ciseau… »), Valéry l’envisage d’abord sous d’autres noms — Hélène, Ébauche, Île, etc. — comme un ensemble d’une quarantaine de vers, « une sorte d’adieu » à ses « jeux de l’adolescence ». Il voudrait qu’elle ressemble à « quelque récitatif d’opéra à la Gluck ; presque une seule phrase, longue, et pour contralto ».
Or, le 2 août 1914, la mobilisation générale le surprend en plein travail et change quelque peu la nature de son projet : le « régime d’angoisse quotidienne », « l’imagination des événements et l’activité consumante de l’impuissance » déterminent les contraintes de ce qu’il considère comme un « exercice », dont le sujet peu à peu devient la conscience de Soi-même, « la Consciousness de Poe, si l’on veut ». En 1914, son poème s’ensable. Faute d’être appelé pour défendre sa terre, Valéry pense qu’il doit « au moins travailler pour notre langage ». Durant le temps que dureront les combats, et sans que ceux-ci y soient reflétés, il se fixe la « tâche infinie » de composer, en mobilisant le plus de conscience possible, des « vers non seulement réguliers mais césurés, sans enjambements, sans rimes faibles ». Lui serviront d’appui les anciennes inventions métriques de Virgile, Racine, ou Chénier pour qui l’art fut de faire des « vers antiques sur des pensers nouveaux ». L’année 1915 est fructueuse. En juillet, il gribouille à sa femme : « À la fin du monde, il y aura toujours quelqu’un qui ne voudra rien savoir avant d’avoir fini sa partie de dominos… » Ce qui n’est ni un aveuglement, ni une fuite de sa part.

Valéry sait qu’en 1916, en réaction à la guerre, certains poètes parmi les plus subtils ont fait surgir Dada des chapeaux de l’Absurde ; que Cendrars en 1913 a déjà écrit La Prose du Transsibérien. Il n’en reste pas moins persuadé qu’il est possible d’être moderne autrement qu’en intégrant le Chaos dans sa propre métrique. Dans les Cahiers qu’il rédige chaque jour, il fait d’ailleurs déjà le constat stylistique de cette crise ; mais, dans sa Parque, il juge légitime d’opposer au désordre extérieur une étrange et presque surnaturelle sérénité de forme. Il se décrit lui-même comme un de ces « moines du premier Moyen Âge qui écoutaient le monde civilisé […] crouler […] et toutefois […] écrivaient difficilement, en hexamètres durs et ténébreux, d’immenses poèmes pour personne ».

Paul Valéry, La Jeune Parque précédé du Philosophe et la Jeune Parque, Gallimard, 1936. Archives Éditions Gallimard

La Jeune Parque précédé du
Philosophe et la Jeune Parque,
nouvelle édition commentée
par Alain, 1936.

Pendant la Bataille de Verdun, Valery « mastique » donc avec scrupule cinq cent douze stricts alexandrins, parmi une inextricable broussaille de fragments. À partir de mai 1916, des échanges intenses et fervents avec Pierre Louÿs l’éclairent. En octobre, Gaston le relance. Dans l’hiver 1917, malade, et dans la précipitation, Valéry met un terme provisoire au quatorzième état du poème. Dédié à Gide, celui-là a pris l’allure d’une autobiographie intellectuelle en vers. Entre le 15 et le 26 mars, on dactylographie le texte. À la NRF, Léon-Paul Fargue en corrige les épreuves. Tirée à part, La Jeune Parque est achevée d’imprimé le 28 avril (datée du 30). Le 29, Fargue la lit chez Arthur Fontaine, où elle reçoit un accueil triomphal, redoublé par un article de Paul Souday dans Le Temps. On la reconnaît partout comme un fruit patiemment obtenu de l’effort de guerre, telle que le fut en partie À la Recherche du temps perdu. Valéry est malgré lui hissé au rang de poète national. La gloire de son ouvrage à l’obscurité légendaire s’étend vite à l’étranger, où il rencontre les faveurs à la fois de Curtius, Eliot, Conrad, Rilke…
Ces dernières années, de nombreuses lectures unilatérales de notre modernité poétique ont fait pâlir ce texte, jugé désuet face aux chefs-d’œuvre pré-surréalistes de la même époque. Il n’empêche : La Jeune Parque continue souterrainement d’influencer certains grands poètes contemporains. Quelque chose d’elle a passé chez Bonnefoy, chez Réda, et plus encore chez Pierre Oster — seul d’entre tous peut-être à en prolonger aujourd’hui non seulement l’accent, mais aussi un certain héroïsme formel et spirituel à rebours de son temps.

Amaury Nauroy

Bibliographie indicative

 
 

© Éditions Gallimard