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Les lettres russes à la NRF

La NRF a-t-elle l'âme slave ? Les traductions récemment parues dans la collection Du Monde entier attestent de l'attention que nous portons à la littérature russe contemporaine. Sur elle s'est construite la notoriété française d'auteurs comme Vassili Axionov ou Ludmilla Oulitskaïa ; sur elle repose encore aujourd'hui la découverte de nouveaux talents.
Mais cela fut-il toujours, et continûment, le cas ? La publication du Docteur Jivago de Boris Pasternak (1958) ne fut-elle qu'un coup d'éclat isolé ? La question impose que l'on se penche sur plusieurs aspects du travail de l'éditeur : ses collections, ses relais et passeurs, son inscription dans le temps présent…
Où l'on découvrira que le domaine russe constitue l'une de ces grandes polarités selon l'attraction desquelles le fonds Gallimard s'est composé… et a trouvé, chemin faisant, sa cohérence.

« Il est bien téméraire d'affirmer que l'on aurait pensé de même sans avoir lu tels auteurs qui paraîtront avoir été vos initiateurs. Pourtant il me semble que, n'eussé-je connu ni Dostoïevski, ni Nietzsche, ni Freud, ni X. ou Z., j'aurais pensé tout de même, et que j'ai trouvé chez eux plutôt une autorisation qu'un éveil. Surtout ils m'ont appris à ne plus douter de moi-même, à ne pas avoir peur de ma pensée et à me laisser mener par elle, puisqu'aussi bien je les y retrouvais. »
André Gide

SOMMAIRE

Au contact des maîtres

Les livres pour enfants, sous influence

Les années 1920, ou la découverte de la littérature post-révolutionnaire

L'après-guerre

Extension du domaine russe, année 1930 : la diaspora et les classiques

Au contact des maîtres

On sait ce que la lecture des classiques russes en France doit à quelques personnalités de la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Prosper Mérimée ou Eugène Melchior de Voguë. Leurs travaux critiques, leurs traductions ont ouvert la voie d'un fructueux dépaysement, élargissant à l'orient le territoire reconnu de nos « classiques » et de notre art romanesque national. Cette attention nouvelle aux maîtres de la littérature russe, qui avait débuté avec Tourgueniev, fut bien sûr partagée par les auteurs proches de la première NRF, à commencer par son fondateur, André Gide, et son secrétaire, Jacques Copeau. Ils bénéficiaient alors de l'accessibilité nouvelle des grands textes (Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov…). Mais leur intérêt se manifestait plutôt dans le sens d'un approfondissement ou d'un amendement des approches de leurs prédécesseurs : « Je me souviens que ce qui m'a fait lire Les Possédés et Les Karamazov, écrit Gide dans son Journal au 5 mars 1927, c'est la retraite de ce grand dadais de Melchior, devant ces livres "apocalyptiques et ténébreux". »

Le premier livre de langue étrangère publiée par le comptoir d'édition de La NRF - cinquième titre du catalogue - n'est autre que l'adaptation théâtrale des Frères Karamazov de Dostoïevski due à Jacques Copeau et Jean Croué, drame en cinq acte imaginé dès 1908 et créé le 6 avril 1911 au Théâtre des arts. L'édition est achevée d'imprimer en octobre de la même année.

Décor pour les Frères Karamazov au Théâtre du Vieux Colombier, 30 novembre 1921. Archives Éditions Gallimard

Décor pour les Frères Karamazov au Théâtre du Vieux Colombier à Paris, 30 novembre 1921. Paris, Archives Éditions Gallimard

Rien d'étonnant à ce que le théâtre jouât un rôle aussi important dans cette approche : nous sommes à l'époque des grandes créations russes sur les scènes parisiennes (Boris Godounov à l'Opéra au printemps 1908, les tournées françaises des Ballets russes de Diaghilev…) et du renouveau de l'art dramatique, avec Stanislavski et Meyerhold, qui auront une grande influence sur Copeau. Deux ans plus tard, en 1913, l'entrée aux Éditions de la Nouvelle Revue française d'André Suarès est également placée sous le signe de la littérature russe ; Dostoïevski est l'une des figures interrogées par l'essayiste dans Trois hommes. Gide prétendait que Suarès, bon lecteur de Tolstoï, n'avait guère fréquenté l'œuvre de Dostoïevski avant qu'il ne lui en signalât lui-même l'importance. Comme s'il s'agissait pour l'auteur des Caves du Vatican de ne pas se laisser déposséder d'une œuvre de premier plan, constitutive, et dont il avait entrepris, non sans talent, de prolonger l'écho auprès de ses contemporains.

Gide fut un grand lecteur de Dostoïevski ; il nourrit le projet, avant-guerre, de lui consacrer une biographie. Et l'on s'accorde à considérer la série de conférences sur le romancier, prononcée en février-mars 1922 au Théâtre du Vieux-Colombier et publiée en 1923 chez Plon, comme une date-clé de l'histoire du regard français sur la littérature russe. Dans le prolongement de ce travail critique, il entreprendra quelques traductions avec un jeune éditeur originaire de Bakou, récemment émigré en France, Jacques Schiffrin : le premier livre à paraître à l'enseigne de ses Éditions de la Pléiade fut, en 1923, La Dame de Pique de Pouchkine, dans une traduction signée André Gide, Jacques Schiffrin et Boris de Schloezer. Ce dernier, lui-même né à Vitebsk, débutait alors son parcours de musicologue et de critique littéraire, doublé d'une œuvre impressionnante de traducteur du russe. On retrouve d'ailleurs ce trio en 1923 aux rencontres intellectuelles - et estivales - de l'abbaye de Pontigny, fréquentées par le groupe de la NRF, organisées par le philosophe Paul Desjardins ; y assistait également Léon Chestov (1866-1938), récemment installé en France - dont les œuvres complètes allaient être traduites, sous la direction de Schloezer (qui en donnera des Pages choisies à la NRF en 1931), chez l'éditeur Schiffrin ! Cet été-là, à Pontigny, on débattait de… l'intraduisible.

Les années 1920, ou la découverte de la littérature post-révolutionnaire

C'est ce même Boris de Schloezer - mais qui s'en étonnera ? - que l'on retrouve à la NRF en 1926 pour y diriger une nouvelle collection, « Jeunes Russes ». De quoi s'agissait-il alors ? De rendre compte, par la traduction d'œuvres contemporaines inédites, et en dehors de tout parti-pris politique, de ce que : « la révolution russe, quel que soit le jugement que l'on porte sur elle, a provoqué l'éclosion d'une nouvelle génération d'écrivains. » À ces œuvres de la modernité (les auteurs qui y seront publiés avaient entre vingt et trente-cinq ans en 1917), l'éditeur reconnaissait « un caractère propre, une pensée originale, une forme renouvelée. » Après 1928, Boris de Schloezer est secondé dans sa tâche par le secrétaire particulier de Gaston Gallimard, Brice Parain qui, bon connaisseur de la langue et des littératures russes, revenait d'une mission de conseiller culturel à l'ambassade de France à Moscou.

Quinze ouvrages furent publiés dans « Jeunes Russes », le dernier titre paraissant en 1938 (La Horde de V. Chichkoff). Un choix limité, certes, mais qui fit découvrir au public français le nom de la plupart des représentants les plus éminents du renouveau de la prose russe post-révolutionnaire. La NRF n'avait alors que très peu d'œuvres russes à son catalogue, si l'on excepte les pièces que Copeau avait recueilli dans son « Répertoire du Vieux-Colombier » en 1922 (l'Hyménée de Gogol et L'Amour livre d'or de Tolstoï, ainsi qu'une arlequinade contemporaine d'un émigré russe à Paris, Nicolas Evréinov (1879-1953) : La Mort Joyeuse) ; et, plus isolément, l'Oblomoff d'Ivan Gontcharov (1812-1891) ou le Salomon Poliakov traduit en 1925 par Joseph Kessel - qui, de parents russes, passa quelques années de son enfance au pied de l'Oural.

Notons que la création de la collection intervint à la veille d'un resserrement de la politique de censure et de contrôle du parti sur la littérature soviétique. Bientôt, dès la fin de la décennie 1920, toute expression de modernisme ou d'expérimentation littéraires serait du moins contrée, sinon bannie ; la littérature devrait obéir aux directives idéologiques dictées par le parti. Les voix discordantes seraient impitoyablement traquées et étouffées. Et ce faisant, l'ère stalinienne aurait raison des « Jeunes Russes ». Mais le début des années 1920, après un exil en masse d'émigrés russes suite à la prise de pouvoir des bolcheviks, avait été marqué au contraire par un relatif esprit d'ouverture vers l'Occident ; les relations entre écrivains et appareil politique s'orchestraient sur un registre de tolérance et d'attention réciproque. Qu'ils fussent restés ou revenus en leur patrie, les auteurs non communistes (« les compagnons de route »), tout comme les « écrivains prolétariens », ont eu voix au chapitre. Et cela, malgré l'opposition montante des plus radicaux défenseurs d'une littérature idéologique.

Berlin avait été le premier « centre de production » culturelle né de l'émigration à se faire l'écho des innovations venues de l'au-delà de l'Oural… maisons d'édition et revues faisaient leur office. Prague et Paris ne tarderaient pas à suivre. C'est dans ce contexte qu'une collection comme « Jeunes Russes » put être envisagée. Pour autant, la collection ne s'est pas véritablement consacré aux écrivains de la diaspora, à l'exception notable d'Ilya Ehrenbourg qui, familier de la France et résidant à Berlin, donna l'une de ses œuvres les plus remarquables à la collection, un roman né de la Révolution : Rapace (1930).

Nous autres d'Evgueni Zamiatine dans la collection Jeunes Russes, 1929. Archives Éditions Gallimard

Nous autres d'Evgueni Zamiatine dans la collection Jeunes Russes, 1929. Archives Éditions Gallimard

Qui étaient donc ces « Jeunes Russes » ? Il y a d'abord le maître incontesté de cette nouvelle génération, Evgueni Zamiatine (1884-1937) dont le roman Nous autres, terrifiante mise en scène d'un État totalitaire issu du collectivisme le plus radical, est publié à la NRF en 1929. Interdit en URSS (où il circulera sous le manteau), le roman avait été traduit en anglais en 1924 puis en tchèque en 1927. Zamiatine, très impliqué dans la vie littéraire soviétique et promoteur inlassable de la littérature occidentale, n'échappa pas aux persécutions. Condamné à mort en 1931, il obtint de Staline le droit à l'exil et mourut à Paris en 1937. Également menacé dès 1929, Boris Pilniak (1894-1937) fut la seconde grande figure de la collection ; en 1926 parut la traduction de son roman-collage moderniste L'Année nue, publié dès 1922 en URSS, premier grand roman visant à offrir une image synthétique de la société post-révolutionnaire.

Auprès de ces deux maîtres, on compte trois représentants des Frères de Sérapion, groupe littéraire né en 1921 à la Maison des Arts de Petrograd, dans le cadre de séminaires organisés par Tchoukovski, Chklovski et Zamiatine, sous l'égide de Gorki. Il s'agit de Vsévolod Ivanov (1895-1963), de Constantin Fédine (1892-1977) et de l'humoriste Mikhaïl Zochtchenko (1895-1958). Ces trois auteurs, dont des romans parurent respectivement en 1927, 1930 et 1931, ont été traduits pour la première fois en France chez Gallimard.

Dans un registre différent, on notera la présence d'une œuvre caractéristique de la littérature dite prolétarienne (dont le principe consistait à vouloir transposer la lutte des classes dans le domaine de la littérature), Les Défricheurs de Mikhaïl Cholokhov (repris en 1964 par Aragon, dans sa collection Littératures soviétiques, sous le titre Terres défrichées). D'autres voix singulières s'ajouteront à celles déjà citées (Alexandre Nevierov, traduit par Brice Parain, l'institutrice sibérienne Lydia Seifoulina, le poète Nicolaï Tikhonov…).

Toutes ces œuvres réunies offrirent aux lecteurs français un panorama juste des innovations formelles (le skaz, par exemple, forme de récit oral) et des thématiques chères à la jeune prose russe. D'où émerge une poétique marquée par le cataclysme révolutionnaire.

Extension du domaine russe, année 1930 : la diaspora et les classiques

Qui consultera le catalogue de 1936 des Éditions de la Nouvelle Revue française constatera la présence d'œuvres d'écrivains russes issus de la diaspora du début des années 1920, dont l'œuvre avait marqué la période pré-révolutionnaire. Ces écrivains ne faisaient pas partie des « Jeunes Russes » remarqués par Schloezer et Parain. Ne nous y trompons pas : tous ces textes parurent en réalité après 1934 sous la couverture de la NRF, suite au rachat par Gaston Gallimard d'une partie du fonds de littérature russe des Éditions Bossard. Cet éditeur, en difficulté au début des années 1930, avait publié la majeure partie de ces titres dès le début de la décennie précédente. Intégrés au fonds Gallimard, les stocks Bossard avaient été dotés d'une nouvelle couverture et d'une page de titre modifiée. Seul le format plus allongé de ces volumes permettrait aujourd'hui de les distinguer assez facilement des autres titres de la maison Gallimard.

La Méprise de Vladimir Nabokov, 1939. Archives Éditions Gallimard

La Méprise de Vladimir Nabokov, 1939. Archives Éditions Gallimard

Alexandre Kouprine (1870-1938) est l'un de ces auteurs ayant intégré sur le tard le catalogue Gallimard. Ce romancier prolixe, qui avait connu son heure de gloire entre 1905 et 1911, était installé à Paris depuis 1920 ; les Éditions Bossard avait publié ses ouvrages en 1922 et 1923, parmi lesquels son plus célèbre roman, Le Duel. Il avait été proche d'un écrivain plus unanimement célébré encore, Ivan Bounine (1870-1953), qui lui-même fit son entrée chez Gallimard à point nommé, en 1934, soit quelques mois après qu'il eut été honoré du prix Nobel de littérature (Boris de Schloezer en avait salué l'annonce, brièvement mais avec insistance, dans La NRF du 1er décembre 1933 : « Dans l'Europe de Staline, de Mussolini, de Hitler, dans l'Europe des "idées dirigées" il n'y aura guère place pour des indépendants tels que Bounine »). Ainsi la NRF put-elle présenter à son enseigne les récits du Calice de la Vie et de Monsieur de San Francisco, ou le roman Le Village. On pourrait citer également Les Tchouraiev de Georges Grébenstchikov (1883-1964), les romans, pièces de théâtre et essais de Dmitri Merejkowski (1865-1941) et des nouvelles de son épouse Zénaïde Hippius (1869-1945), plusieurs autres textes d'Ilya Ehrenbourg… Un bel ensemble, qui venait idéalement compléter les œuvres plus récentes publiées dans « Jeunes russes ». À noter enfin qu'en publiant La Méprise de Vladimir Nabokov (1899-1977) en 1938, la NRF ouvrait son catalogue au seul écrivain débutant issue de l'émigration dont les œuvres seraient traduites et publiées avant-guerre en Occident (à Berlin, dès 1924, sous le pseudonyme de V. Sirine). On trouvera dans la biographie de Nabokov par Brian Boyd (Gallimard, 1992) une vivante description des milieux émigrés parisiens visités par le déjà fameux Nabokof/Sirine en octobre 1932 (p. 451-455) ; s'y croisent Loukach, les Mérejkovski, Ossorguine, Zaïtsev, Rémizov, Evréinoff, Kouprine, Khodassévitch, Nina Berbérova… Séjour durant lequel le jeune écrivain dînerait avec Jean Paulhan, le directeur de La NRF - tandis que chez Grasset se préparait la traduction de Chambre obscure (1935).

Cette grande visibilité donnée à la littérature russe des dernières décennies fut complétée en 1935, pour les lecteurs les plus attentifs, par l'établissement d'une Anthologie de la littérature soviétique contemporaine, due notamment au critique et journaliste émigré Marc Slonim. Elle donnait à lire des fragments d'un choix très important de romanciers, mais également de critiques et de poètes. Parmi ceux-là, on relèvera particulièrement le nom de Marina Tsvétaïeva (1892-1941) - qui demeurait alors à Paris, avant un retour tragique en URSS.

Avec le fonds Bossard, Gallimard s'enrichissait également d'un nombre important de textes classiques russes : Les Possédés, Mémoires écrits dans un souterrain, Journal d'un écrivain, Un joueur, L'Idiot, Crime et Châtiment et L'Éternel Mari de Dostoïevski, le Théâtre de Tourguéniev dans la traduction de Denis Roche… Une aubaine pour le catalogue de la NRF, qui pourtant ne s'en satisfait pas. Probablement sous l'impulsion de Brice Parain, et peut-être également de Jacques Schiffrin, un programme complémentaire de traductions est lancé, d'une part dans le cadre d'une nouvelle collection (les « Classiques russes »), d'autre part en se lançant dans la publication des Œuvres complètes de Dostoïevski. Ce dernier projet tenait à cœur à Gaston Gallimard, qui envisageait de le mener à bien depuis 1919. Les treize tomes que compte cette édition parurent dans la collection In octavo. À la gerbe de 1931 à 1940 ; un travail colossal, placé sous la responsabilité éditoriale de Brice Parain. Quant aux « Classiques russes », ils proposent un choix de nouvelles traductions d'œuvres maîtresses (Crime et Châtiment, L'Adolescent, Les Frères Karamazov, Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski ; Anna Karénine de Tolstoï). Avec le concours de traducteurs tels que Pierre Pascal ou Sylvie Luneau, Brice Parain fera également connaître jusque dans les années 1950 des œuvres ressortissant à inspiration plus nationale ou populaire : Constantin Aksakov (La Chronique de famille, Les Années d'enfance du petit-fils Bagrov), Melnikov-Petcherski (Dans les forêts et Sur les montagnes), Leskov (Gens d'église)…

Un autre rachat jouera également un petit rôle dans la constitution d'un fonds russe plus exhaustif : celui des Éditions de la Pléiade. Elles avaient été créées en 1923, on l'a vu, par un émigré russe, Jacques Schiffrin, qui se lia d'amitié avec André Gide. La grande spécialité de cette maison d'édition fut, on ne s'en étonnera pas, l'édition d'œuvres russes du XIXe siècle, dans une collection intitulée : «Les Auteurs classiques russes». Durant dix ans y paraissent de nouvelles traduction de Gogol, Dostoïevski, Pouchkine, Tchekhov, Lermontov, Leskov… En 1933, un accord entre Jacques Schiffrin et Gallimard conclut à la reprise et à la poursuite de la «Bibliothèque de la Pléiade», créée en 1931 par le premier, au sein de la NRF. Ainsi retrouvera-t-on la traduction de La Dame de pique de Pouchkine par Gide et Schiffrin au catalogue NRF. Mais force est de constater que l'une des plus importantes innovations éditoriales qu'ait connu l'édition française au XXe siècle, au travers de la «Pléiade», s'inscrit dans l'histoire de la diaspora russe suite à la prise de pouvoir des bolcheviks.

Les livres pour enfants, sous influence

Page intérieure de Mon chat d'André Beucler et Nathalie Parain, 1930

Page intérieure de Mon chat d'André Beucler et Nathalie Parain, 1930. Archives Éditions Gallimard

L'action de Jacques Schiffrin ne s'arrêtera d'ailleurs pas là. Dans le nouveau contrat qui le lie en 1934 à la maison Gallimard, il se voit confier la responsabilité de la constitution d'un département de littérature pour enfants. Au vrai, le projet l'avait précédé de quelques années. Il est du, là encore, à un ami de l'URSS : Brice Parain, celui-là même qui, auprès de Gaston Gallimard, assurait la codirection de « Jeunes russes ». Au comité de lecture du 30 octobre 1928, un an à peine après son entrée chez Gallimard, Parain suggère à l'éditeur de s'ouvrir aux publications pour la jeunesse, proposant de s'inspirer des livres russes. Il connaît bien le sujet, lui qui a épousé en 1926 une jeune illustratrice russe, Natacha Tchelpanova, la fille d'un ancien professeur de philosophie, fondateur de l'Institut de psychologie de Moscou, mis prématurément à la retraite par les bolcheviques. Natacha s'était formée au constructivisme aux Ateliers supérieurs d'art et de technique de Moscou ; Gallimard pourrait ainsi bénéficier de contacts intéressants. Pour appuyer son propos, Parain invite Gaston Gallimard à visiter en 1929 une exposition consacrée aux libres illustrés russes : des contacts sont pris avec des éditeurs berlinois. Première réalisation : Mon chat, d'André Beucler (lui-même d'origine russe), illustré par Natacha Parain en utilisant la technique des papiers collés. Mais il ne s'agit encore de projets isolés ; et la femme de Brice Parain suivra Paul Faucher chez Flammarion pour le lancement des Albums du Père Castor en 1931.

Ce n'est qu'en 1934 qu'un plan de publications est véritablement mis au point par Gallimard, sur une proposition de Jacques Schiffrin en concertation avec Brice Parain. De fait, de nombreuses publications verront le jour l'année suivante ; et, à partir de 1934, Natacha Parain réservera ses travaux pour les collections de Gallimard (notamment pour l'illustration des nombreux contes de Marcel Aymé). On lui doit notamment la conception de l'album Châtaigne de Tchekhov. Elle ne sera d'ailleurs par la seule russe à s'y livrer : Natan Altman. Après 1941, Schiffrin s'étant exilé aux États-Unis, Brice Parain assurera seul le suivi de publication des livres pour enfants.

Page intérieure de Châtaigne. Récit de Tchekhov, illustré par Nathalie Parain, 1934. Archives Éditions Gallimard

Page intérieure de Châtaigne. Récit de Tchekhov, illustré par Nathalie Parain, 1934. Archives Éditions Gallimard

L'après-guerre

Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, dans la collection Du Monde entier, 1958

Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, dans la collection Du Monde entier, 1958. Archives Éditions Gallimard

« [...] Le rideau de fer rend [après-guerre] les échanges avec l’Europe de l’Est plus difficiles : la part du russe dans la collection s’est fortement réduite, et ne sera que partiellement relevée par le lancement de la collection Littératures soviétiques en 1957, au lendemain du rapport Khroutchev qui annonce le “dégel”, excitant la curiosité des éditeurs occidentaux. Cette curiosité est fortement attisée l’année suivante par le succès mondial du Docteur Jivago de Boris Pasternak. Interdit en URSS, le roman paraît en Italie chez Feltrinelli, puis en France dans la collection Du Monde entier, grâce à l’intercession de Brice Parain, ami de l’auteur, et de Jacqueline de Proyart. La traduction, réalisée collectivement en urgence, est tirée à 11 000 exemplaires, mais les ventes dépassent rapidement les 420 000, tandis que Pasternak, érigé à l’Ouest en victime de la censure communiste, reçoit le prix Nobel.

Face à la prudence qu’observe la maison d’édition du PCF (Les Éditeurs français réunis), la collection Littératures soviétiques, lancée par Aragon, opère une ouverture contrôlée à des ouvrages à tonalité hérétique sinon franchement dissidente, à l’instar du Disgracié (1957) de Iouri Tynianov, roman de 1925 qui évoque l’exil en Sibérie. Grand maître d’œuvre, Aragon distribue les titres gérés par l’Agence littéraire et artistique parisienne entre les éditeurs français. C’est pourquoi, malgré les tentatives de Dionys Mascolo et de Brice Parain de le contourner, on le ménage au sein de la Maison. En 1961, Gaston Gallimard, qui envisage de développer la part des traductions du russe dans son catalogue, demande à l’Agence une option sur treize auteurs. Un intense travail de lecture est effectué par Brice Parain et sa fille, Natacha Parain-Maillard. Dans une lettre à Aragon en date du 28 juin 1962, Claude Gallimard lui signifie son désir de “faire une part importante à la littérature soviétique dans le cadre de nos Éditions, et cela d’autant plus que nous avons été les premiers en France à nous intéresser à cette littérature, puisque nous avons publié, bien avant la guerre, en particulier Fedine, Ivanov, Kataev, Tikhonov, Babel, etc., dans notre collection Jeunes écrivains russes [sic]”.

D’autres auteurs de la maison, comme Nathalie Sarraute, seront impliqués dans le processus de sélection. Parmi les écrivains publiés : Iouri Ianovksi, Iouri Tynianov, Victor Chklovski, Mikhaïl Cholokov, Pasternak. Une soixantaine de titres paraissent jusqu’à la fin des années 1970. Seul grand succès : La Petite Gare (1962) de Kazakov, vendu à 18 909 exemplaires. À part les autres livres du même auteur et Terres défrichées (1964) de Cholokov (7 000), les ventes de la collection stagnent entre 1 000 et 4 000 exemplaires, plus souvent entre 1 000 et 2 000. Mais, dans Le Figaro littéraire du 29 avril 1965, le chantre de Staline, Alekseï Sourkov, membre du comité central du PCUS, déclare lors d’un entretien avec Jean Presateau que «Gallimard et Julliard ont contribué d’une façon importante à la connaissance du livre soviétique». En 1967, Elsa Triolet lance parallèlement une collection de Jeunes poètes russes. [...] »

Gisèle Sapiro. Extrait de « À l'international », dans Gallimard. Un siècle d'édition (1911-2011), Gallimard/BnF, 2011.

Le Disgracié de Iouri Tynianov, dans la collection Littératures soviétiques, 1957

La collection Littératures soviétiques. Archives Éditions Gallimard

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