« L'Avalée des avalés est transcription de fables, traductions de songes ; on voit une âme au travers, et qui s'intéresse à autre chose ? Ce sont les fables et les songes qui vont et viennent de celui qui écrit à celui qui lit. On peut ouvrir ce livre n'importe où, s'en émerveiller, un diable y a soufflé les mots qui délient : c'est le livre d'un poète déguisé en romancier canadien », écrit Dominique Aury dans La NRF en 1966 à propos du premier livre publié de Réjean Ducharme, dans un article consacré à la jeune littérature canadienne :
Édition originale de L'Avalée des avalés, 1966.
« Il n'y a plus de Canada qui tienne, de traditions acceptées ou refusées, de tableaux de mœurs ou de mythes réinventés. Tout est neuf. Peut-être bien le Canada aussi, dans cette famille polonaise, où le père juif et la mère catholique se disputent en hurlant leur fils Christian et leur fille Bérénice (car ils avaient en se mariant fait le partage des enfants à venir, et décidé d'alterner, chacun le sien). Bérénice parle. Elle a neuf ans quand elle commence, dix-huit quand elle s'arrête. Son frère Christian, de quelques années son aîné, est le seul être qu'elle aime. Et il ne le mérite pas, il est velléitaire, et même lâche. Elle exècre son père, déteste sa mère (mais par instants l'adore), déteste les garçons quand vient l'âge des garçons, et finira par faire tuer, en Israël où la famille l'a expédiée en désespoir de cause, la seule fille qu'elle ait un peu admirée. Comme c'est au moment de la guerre avec les Arabes et sur la frontière, cela fait deux héroïnes de plus : la fille morte, et elle, Bérénice, qui s'amuse bien. Affreuse petite garce ? Non. Folle ? pas tout à fait. Mais une torche flambant de rage et de révolte contre ce qui l'enlève à elle-même, lui prend le cœur, la possède ou, comme elle le dit, l'avale : « Tout m'avale. Quand j'ai les yeux fermés, c'est par mon ventre que je suis avalée, c'est dans mon ventre que j'étouffe. Quand j'ai les yeux ouverts, c'est par ce que je vois que je suis avalée, c'est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. » Cette première phrase ouvre les vannes où s'engouffre un torrent qui s'apaise, reprend, tourne et retourne, repart de plus belle. On suit le triomphant petit démon femelle, qui sacre et beugle, debout sur les eaux périlleuses, insulte Dieu, soigne les rats, crache sur son père, comme on suivrait une somnambule ou une Sibylle enfant : la vérité de l'éternelle révolte, la vérité de la fondamentale anarchie sort de sa bouche, impossible, intolérable, mais telle qu'elle existe ne fût-ce que le temps d'un éclair dans l'âme de tous les enfants au moment où il leur faut devenir des hommes. Ce n'est pas juste ! voilà ce que crient les enfants. L'Avalée des avalés est un cri d'enfant. De son paradis victorien, même la douce Alice qui était si bien élevée mais qui était tendre avec les loirs, reconnaîtrait une sœur en Bérénice, et dans les souterrains où Bérénice a installé un hôpital pour les rats, une demeure fraternelle. Il faut une enfant pour aimer tant les souterrains, les feux d'herbes, l'île et son abbaye de pierres sèches et le viaduc qui passe au-dessus, le grondement des trains dans la nuit, la glace autour de l'île, le treuil du carrier. Une intense et brûlante et nostalgique poésie rayonne de ce sombre livre où l'on verra tant qu'on voudra Lautréamont, Rimbaud, Céline – mais ce n'est pas sérieux. Réjean Ducharme ne ressemble à personne. Ce qui est sérieux, c'est la puissante originalité de cette fureur interne, de ce jaillissement d'idées, de mots et d'images d'où rejaillissent sans fin d'autres idées, d'autres mots, d'autres images. C'est ce large rythme qui canalise et maîtrise le flux verbal et qui emporte le lecteur dans un univers aussi mouvant, irréel et vrai qu'un ciel de nuages sous le vent d'Ouest. Chose curieuse, on ne croit pas tellement à Bérénice ni à Christian, ni à New York (où Bérénice fait des siennes chez d'inoffensifs cousins juifs avant d'aller en Israël), on ne s'attache guère à toute cette famille, on se moque de leurs disputes et de leurs hurlements, comme on se moque dans les tableaux de batailles du sort de la bataille et même des blessés et des morts – mais on s'enchante des lances dressées et du poitrail des chevaux, et de la touffe d'herbe dans un coin et de l'admirable mouvement une fois pour toutes saisi. L'Avalée des avalés est transcription de fables, traductions de songes ; on voit une âme au travers, et qui s'intéresse à autre chose ? Ce sont les fables et les songes qui vont et viennent de celui qui écrit à celui qui lit. On peut ouvrir ce livre n'importe où, s'en émerveiller, un diable y a soufflé les mots qui délient : c'est le livre d'un poète déguisé en romancier canadien. »
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