Trad. de l'allemand par Andrée-R. Picard
Dans les cataclysmes récents qui ont déferlé sur le monde, certains êtres ont tout perdu : foyer, famille, patrie. Dans ce dénuement extrême, ils ne conservaient qu'un bien propre, leur passé. Cet ultime trésor lui-même a été ravi au héros de ce livre, car il a perdu la mémoire à la suite de blessures de guerre ou d'un accident de la circulation, nous ne le savons pas de façon explicite. Les horreurs de la guerre, l'immense sentiment de culpabilité que celle-ci a entraîné, ont-ils pesé sur son âme et détérioré son système psychique? Quelle que soit l'origine de son amnésie, il est devenu M. Niemand, c'est-à-dire M. Personne, contraint de vivre sans pouvoir se localiser dans l'espace ou se situer dans le temps. Ainsi déraciné, un homme ne saurait subsister. Dans un sursaut, il essaie de se rattacher à un passé qui le fixe, de se pencher sur sa vie écoulée. Aidé dans ses efforts par un traitement dans un hôpital psychiatrique, les souvenirs remontent par bribes à la surface. Mais s'agit-il vraiment de souvenirs ou de rêves, de phantasmes, d'aventures plus ou moins imaginaires? Il nous est difficile de le démêler et lui-même nous avoue, dans un moment de lucidité, qu'il lui sera à tout jamais impossible de distinguer entre le rêve et la réalité. Nous suivons le héros pas à pas dans cette épuisante recherche où il tente de se situer. Était-il le fils d'un hobereau de Prusse Orientale ou bien mineur de fond? Était-il agent secret ou acteur de cinéma? Ont-elles vraiment existé ces trois femmes qui semblent avoir joué un rôle prépondérant dans sa vie : Alexandra, partenaire d'un mariage manqué, Léonore, sa maîtresse, Denise, amante abandonnée, avec qui il a peut-être eu un enfant? Toutes les suppositions sont permises et chacun pourra reconstruire à sa guise la vie de Reinhard Niemand, selon ses goûts et son tempérament.
Mais Reinhard est incapable de retrouver sa famille, de retourner au bercail. Il n'y a pas de retour. Il cherche en vain une issue. Dans cette quête désespérée, l'esprit se dégrade toujours davantage. L'homme est englouti par les ténèbres, happé par les forces de l'enfer. Il franchit les portes de la démence, il respire l'air de «Chimérie», pays de la folie ou de la mort, région aride et désolée, mais peut-être aussi passage. Le goût de vivre ne se conçoit pas plus, et l'homme, pour échapper à sa destinée, ne peut finalement que souhaiter la mort. Mais la mort est en même temps délivrance et le volume se termine sur une lueur d'espérance, lorsque Reinhard quitte enfin la terre et, saisi de joie, s'envole vers l'au-delà.
Ce très beau livre évoque à bien des égards l'univers de Kafka, mais sa richesse, la résonance que les principaux épisodes trouvent en nous, en font un ouvrage profondément original.