Comment Grazia, jeune fille libre, rebelle, et sauvage, qui n'était fidèle qu'à ses montagnes et n'acceptait de conseils que de son propre Dieu, est-elle devenue cette épouse dévouée et irréprochable, soumise aux lois d'un foyer déjà établi par d'autres, en accord constant avec les nécessités d'une vie sans éclat où beau-père, belle-mère, belle-sœur, enfants d'un premier mariage de son mari, se partagent ses heures sans trêve et encombrent ses jours de petites besognes et de mornes soucis?
Est-elle sage parce qu'elle est heureuse? ou heureuse parce qu'elle est sage?
Cette sagesse qui est la patience quotidienne des femmes, d'où lui est-elle brusquement venue?
L'amour de son mari qui est sans défaut, l'estime et l'admiration de son entourage, la grâce de son village nouveau, le regret de son vieux père et de ses rêves composent-ils pour elle un univers suffisant? Ne nous amènera-t-elle pas plutôt à comprendre que c'est encore d'elle-même et de sa sauvagerie qu'elle tire tant de simplicité? que les plus passionnés sont ceux qui ont su convertir leur passion en amour de la vie et se sont attachés d'une manière absolue à tout ce qu'ils ont accepté d'aimer? «Je disais l'amour et c'était la vie» (Éluard).
Cette vie, un lecteur trop tendre et sensible pourrait la trouver injuste, une lectrice révoltée et sportive pourrait la juger inacceptable, un simple spectateur, un touriste du sentiment se refuserait à reconnaître dans cette Grazia vieillissante, courbée par la maladie, dévorée de soucis, soumise à tous les rites d'une famille austère, la rieuse et fantasque jeune fille dont le caprice paraissait être l'unique loi.
Pourtant Grazia n'a pas changé d'âme ; mais de cette âme toujours libre et fière, elle ne fait plus qu'un usage indirect. Farouchement elle l'a donnée ; elle l'a partagée entre ses quatre enfants qui la font revivre et fleurir à chacune de ses saisons. Pour ne rien perdre d'elle, elle a tout accepté ; il lui est arrivé pour ne pas la trahir de trahir et d'humilier son corps : orgueil où joie et douleur se sont affrontées. Mais ses plus grandes joies auront été ses joies de mère ; ses plus grandes douleurs aussi et surtout la plus grande, la dernière – la mort de son fils tué à la guerre – qui l'arrache à la terre, sans qu'elle ait la force de lutter.
Mais si Grazia occupe le centre du tableau, les personnages qui l'entourent nous apparaissent en pleine lumière, chacun avec son problème de destinée, et c'est toute une famille qui vit devant nous.